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réserve. Lorsque la passion fait irruption dans l’enceinte, soyez sûr que quelque révolution est à la porte ; l’intérêt languit presque toujours ; le mouvement de la vie semble n’y pénétrer qu’accidentellement. Au théâtre, on rit peu, on applaudit peu ; le silence habituel n’est interrompu que par les toux si communes à Madrid et si aisément gagnées au souffle de cet air acéré qui, selon le proverbe, n’éteint pas une chandelle et tue un homme. Je ne connais qu’un spectacle où l’Espagnol devienne bruyant ou expansif, c’est une course de taureaux. Là, les exclamations ne sont pas ménagées, soit qu’un habile torero émerveille les spectateurs par un trait d’audace imprévu, soit qu’un malheureux taureau assez lâche pour refuser le combat excite l’indignation des assistans ; mais, en général, dans les circonstances ordinaires, on est frappé de ce calme dont je parlais comme de quelque chose d’inattendu chez un peuple méridional. La porte du Soleil, si fréquentée d’ailleurs, est pleine de ce silence qui a un caractère oriental ; au milieu des promeneurs qui s’enveloppent de leur manteau et l’entr’ouvrent seulement pour laisser échapper quelque flocon de fumée qui va se perdre dans un rayon de soleil, on n’entend que la voix de l’aguador, qui renouvelle à chaque instant son cri de agua ! agua ! et celle de la marchande d’oranges, qui épuise consciencieusement ses poumons à vanter ses fruits d’or. C’est là, du reste, c’est à la porte du Soleil qu’on commence à surprendre le secret des habitudes madrilègnes. C’est le premier endroit où l’on soit attiré en s’aventurant un peu au hasard dans la ville ; mais c’est, pour ainsi dire, un théâtre où rien ne s’arrête, où tout passe et s’enfuit : la curiosité est excitée plutôt qu’elle n’est satisfaite encore.


II.

Si, comme je le disais, Madrid est en voie de se renouveler matériellement, combien cela est plus vrai au point de vue moral ! Dans dix ans, ce sera une autre ville avec d’autres coutumes. D’un côté, il y a l’affaiblissement graduel des mœurs anciennes qui s’en vont, qui s’effacent d’elles-mêmes ; chaque jour leur ôte un peu de leur originalité et ne leur laisse que ce qu’elles ont de grossier, de choquant. Dans le peuple même, ces types si fortement marqués et dont on parle tant n’existent plus. La manola n’est qu’un nom ; il reste une fille du peuple au geste hardi, au regard provoquant, assez ridiculement accoutrée, et qui est bien loin d’avoir la poésie qu’on lui prête. En même temps, les mœurs étrangères pénètrent insensiblement dans toutes les classes, et surtout dans la portion élevée de la société. La vie moderne se substitue à la vie ancienne par l’influence visible de la France et de l’Angleterre, — de la France principalement, — et cette imitation ne doit point étonner : il est si peu d’Espagnols de distinction qui,