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Le système d’écoles conçu par le pacha forme un ensemble d’instruction trop vaste pour pouvoir être réalisé complètement. On cite comme remarquablement organisées l’école de cavalerie du colonel Varin et surtout l’école polytechnique dirigée par M. Lambert. Ayant refusé à son altesse, avec une opiniâtreté qui l’a un peu étonnée, d’inspecter ce dernier établissement, je ne puis en rien dire ; mais, n’ayant pas la même objection à faire en ce qui concernait l’école de littérature française, j’ai dû visiter celle-ci, et cette visite m’a laissé le souvenir d’une scène qui suffirait à consoler un voyageur d’être six mois sans voir jouer Molière.

J’entrai dans une salle où étaient une douzaine d’élèves de toutes les couleurs, depuis le bistre clair jusqu’au noir le plus foncé. On me pria d’examiner ces messieurs sur la langue et la littérature française, et, ce disant, le professeur me remit une collection de morceaux d’éloquence intitulée Leçons de littérature et de morale, fort peu digne, selon moi, de l’honneur qu’elle a eu d’être aussi souvent réimprimée, et une rhétorique destinée à nos écoles militaires, qui me semblent avoir mieux fait que d’étudier la catachrèse et la litote. J’ouvris au hasard les Leçons de littérature et de morale, et je tombai sur un fragment de J.-J. Rousseau, qui est une déclamation peu sérieuse contre l’insatiable avidité de l’homme allant arracher aux entrailles de la terre de perfides richesses, quand les vrais biens sont à la surface du sol. Je savais que les mines étaient un des objets de prédilection du pacha, qui, dans l’espoir de découvrir des mines d’or, a naguère entrepris, en remontant le Nil à l’âge de soixante-dix ans, un laborieux voyage. J’étais curieux de savoir si les élèves de l’école étaient de son avis ou de l’avis de Rousseau. M’adressant donc à un jeune homme de seize ans, grand, fort, parfaitement noir, et qu’on me dit natif de Luxor, ce qui me toucha, je le priai de lire le morceau ; il le fit sans trop d’accent thébain, puis je lui dis : — Monsieur, veuillez m’apprendre ce que vous pensez de ce que vous venez de lire. — À cette question, un grand étonnement, je ne dirai pas se peint, mais se montre sur le visage noir, qui me regarde fixement. Je cherche à mettre mon Égyptien à l’aise ; je renouvelle ma question - Pensez-vous, lui dis-je, que ce soit en effet un crime de demander aux entrailles de la terre les trésors qu’elle renferme ? — Même silence. Enfin la figure noire s’agite, se contracte, et, après beaucoup d’efforts, de cette bouche, qui semblait muette, sort le mot hypotypose. Il paraît que la phrase de Rousseau était une hypotypose. Cet Égyptien, plus heureux qu’un professeur du Collège de France, avait reconnu l’hypotypose ! Je dois dire que, si on donne à ces enfans de l’Égypte un enseignement si peu utile, ce n’est point la faute de l’instituteur, qui leur avait appris très bien et par principes la langue française. Les exercices grammaticaux me satisfirent pleinement et m’étonnèrent. C’était ma