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s’énerve, et la raison fait place à une sorte d’idolâtrie pour l’imagination, qui, malheureusement, s’accorde très bien avec les calculs de l’intérêt privé, et transforme aisément le goût du luxe en amour du beau.

Vous tous que le ciel a doués de la faculté merveilleuse de rendre la pensée émouvante ou pittoresque, vous encore qu’un peu d’étude a formés à l’art, au difficile art d’écrire, souvenez-vous que le talent oblige, et que vous êtes comptables envers l’esprit humain de l’usage des forces qui vous ont été données. Si autour de vous tout s’abaisse, si l’amour du bien-être devient le mobile universel des actions des hommes, si la société tend à ne plus estimer que des vertus économiques ou lucratives, ne vous laissez pas entraîner ni séduire ; luttez contre le torrent, et ne vous réduisez pas de gaieté de cœur au métier de donneurs de divertissemens ; songez à l’avenir qui, en grande partie, sera ce que vous le ferez ; souvenez-vous de cette noble cause de la dignité humaine que vos devanciers ont mise dans le monde, et dont ils ont, par d’immortels écrits, propagé autour d’eux l’intelligence et l’amour. Les œuvres de pure imagination, les fantaisies de l’art ne vous sont pas interdites ; mais que de temps à autre une page, un mot du moins, un mot vienne attester votre fidélité aux grandes pensées qui relèvent l’humanité. Ne vous faites pas une fausse gloire de mériter les arrêts sévères de Platon contre les poètes. Vous le savez bien, le génie, à suivre ses conseils, ne risque de perdre ni l’éclat, ni la grace. Son exemple est là pour nous apprendre que le culte de la pensée, que l’amour laborieux de la vérité ne fait pas tomber une seule fleur de la couronne de l’artiste, et que sur les lèvres des maîtres de la sagesse les abeilles de l’Hymette déposent leur miel le plus doux.


CHARLES DE RÉMUSAT.