Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/540

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’eût replongé dans ses irrésolutions, parut se rendre aux instances du conseil de Castille. Il déclara, dans une proclamation publiée le 16 mars, que la réunion des troupes à Aranjuez n’avait nullement pour objet de défendre sa personne, ni de l’accompagner dans un voyage que la malveillance seule avait pu supposer nécessaire. Il protesta que l’armée française traversait le royaume avec des intentions pacifiques, et ajouta qu’au besoin il saurait mettre sa confiance et sa force dans le dévouement de ses sujets bien-aimés. Cette proclamation calma un peu les esprits ; mais l’on ne tarda pas à savoir que les apprêts du voyage étaient poussés avec plus d’activité que jamais. L’ordre donné à la garnison de Madrid de se rendre, dans la nuit du 16 au 17, à Aranjuez, acheva de convaincre même les plus incrédules. Alors la passion publique, long-temps contenue, éclate, véhémente et terrible. Le 17 au matin, des masses de peuple armées se précipitent de tous côtés sur Aranjuez ; la campagne entière est soulevée ; on entoure le palais, on demande le roi, on veut s’opposer à son départ. Les cris de meure Godoy ! se mêlent aux cris d’amour du peuple pour son souverain. Des chefs déguisés parcourent les rangs de cette foule ameutée et la dirigent avec une sorte d’ordre et de discipline.

La famille royale passa la journée du 17 dans des angoisses inexprimables. En présence des manifestations populaires, le roi hésitait de nouveau : il consulta une dernière fois son conseil, et enfin, après des débats très longs, très orageux, le voyage fut irrévocablement résolu. En sortant de ce conseil auquel il avait assisté, le prince des Asturies dit aux gardes-du-corps réunis dans le salon de service : « Le prince de la Paix est un traître ; il veut emmener mon père ; empêchez-le de partir. » Tout porte à croire que cette parole était un signal, qu’il y avait un vaste complot militaire organisé, que le prince en était le chef, et qu’il ne s’agissait pas seulement d’empêcher le départ de Charles IV et de la reine, mais encore d’abattre le favori et de forcer les vieux souverains à abdiquer. Un incident hâta l’explosion. Le 17 au soir, entre onze heures et minuit, une femme voilée, qui venait de sortir mystérieusement de l’hôtel du prince de la Paix, est rencontrée par une patrouille. Interrogée sur sa qualité, sur son nom, sur les motifs de sa course, nocturne, elle refuse obstinément de se nommer. Les soldats s’emparent de sa personne, lui arrachent ses voiles et reconnaissent la maîtresse du prince de la Paix, doña Josepha Tudo, comtesse de Castelfiel. Tous ces hommes étaient dans le complot. A la vue de la comtesse, ils ne doutèrent pas que le prince de la Paix ne dût la suivre bientôt et que le départ du roi ne s’effectuât cette nuit même. Alors le chef donne le signal convenu : en un moment, toutes les troupes réunies à Aranjuez sortent dans le plus grand ordre de leurs casernes ; mais, au lieu de se