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coupèrent la gorge, afin qu’il ne souffrît pas plus long-temps. Ils jetèrent alors aux faucons un morceau de chair coupé dans l’estomac de la proie, et rapportèrent en triomphe les dépouilles sanglantes du vaincu. Le prince me parla de chasses qu’il faisait quelquefois dans la vallée de Becquà, où l’on employait le faucon pour prendre des gazelles. Malheureusement il y a quelque chose de plus cruel dans cette chasse que l’emploi même des armes, car les faucons sont dressés à s’aller poser sur la tête des pauvres gazelles, dont ils crèvent les yeux. Je n’étais nullement curieux d’assister à d’aussi tristes amusemens.

Il y eut ce soir-là un banquet splendide auquel beaucoup de voisins avaient été conviés. On avait placé dans la cour beaucoup de petites tables à la turque, multipliées et disposées d’après le rang des invités. Le héron, victime triomphale de l’expédition, décorait avec son col dressé au moyen de fils de fer et ses ailes en éventail le point central de la table princière, placée sur une estrade, et où je fus invité à m’asseoir auprès d’un des pères lazaristes du couvent d’Antoura, qui se trouvait là à l’occasion de la fête. — Des chanteurs et des musiciens étaient placés sur le perron de la cour, et la galerie inférieure était pleine de gens assis à d’autres petites tables de cinq à six personnes. Les plats à peine entamés passaient des premières tables aux autres, et finissaient par circuler dans la cour, où les montagnards, assis à terre, les recevaient à leur tour. — On nous avait donné de vieux verres de Bohême, mais la plupart des conviés buvaient dans des tasses qui faisaient la ronde. De longs cierges de cire éclairaient les tables principales.- Le fonds de la cuisine se composait de mouton grillé, de pilau en pyramide jauni de poudre de cannelle et de safran, puis de fricassées, de poissons bouillis, de légumes farcis de viandes hachées, de melons d’eau, de bananes et autres fruits du pays. A la fin du repas, on porta des santés au bruit des intrumens et aux cris joyeux de l’assemblée ; la moitié des gens assis à chaque table se levait et buvait à l’autre. Cela dura long-temps ainsi. — Il va sans dire que les dames, après avoir assisté au commencement du repas, mais sans y prendre part, se retirèrent dans l’intérieur de la maison.

La fête se prolongea fort avant dans la nuit. En général, on ne peut rien distinguer dans la vie des émirs et cheiks maronites qui diffère beaucoup de celle des autres Orientaux, si ce n’est ce mélange des coutumes arabes et de certains usages de nos époques féodales. C’est la transition de la vie de tribu, comme on la voit établie encore au pied de ces montagnes, à cette ère de civilisation moderne qui gagne et transforme déjà les cités industrieuses de la côte. Il semble que l’on vive au milieu du XIIIe siècle français ; mais en même temps on ne peut s’empêcher de penser à Saladin et à son frère Malek-Adel, que les Maronites se vantent d’avoir vaincu entre Beyrouth et Saïde. Le lazariste auprès duquel j’étais placé pendant le repas (il se nommait le père