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étranges, louvoient dans la rade, si penchés par la brise, si balayés par la vague, qu’on s’attend à les voir disparaître sous les flots : ces hommes hâlés, aux jambes nues, aux bras robustes, ce sont bien les hardis marins qui les premiers doublèrent le cap des Tempêtes. A la poupe de leurs nefs audacieuses, on lit de pieuses et naïves sentences : Les ames, des bienheureux voguent avec nous. — Il en sera ce que Dieu voudra et Notre-Dame ! — Et l’on songe aux versets du Coran que les mariniers arabes de la mer Rouge inscrivent comme des talismans à l’arrière de leurs bagglows.

Des hangars de la douane, où l’on respire à l’ombre, on débouche sur une immense place inondée de soleil. Le regard est tout d’abord séduit par les arcades d’une belle ordonnance qui règnent sur trois faces du carré ; un quai où l’on n’a pas oublié de pratiquer des bancs forme la quatrième. Les petits bateaux du Tage, recouverts de tentes comme des gondoles, y viennent aborder à des marches de pierre. Trois longues rues, propres et bien alignées, aboutissent à ce square, du milieu duquel la statue équestre de Joseph Ier, — œuvre médiocre d’exécution, mais d’un effet assez imposant, — regarde le bassin où mouillèrent tant de flottes. Un couvent ruiné et un fort dont les canons menacent la rade couronnent les hauteurs les plus rapprochées. Rien ne manque à la beauté de cette place, digne de la ville qui enleva à l’orgueilleuse Venise le commerce des Indes ; mais lorsque, revenu d’un premier mouvement d’admiration, on cherche à se rendre compte des détails de ce tableau, quel désenchantement ! Les navires de guerre, que le flux et le reflux font tourner sur leurs ancres, ne portent pour la plupart ni gréement ni artillerie ; ce sont des coques élégantes, parfaitement construites, et condamnées à l’inaction avant d’avoir servi. Un vaisseau à deux ponts qui commande la rade, une frégate bien vieille mouillée devant Bélem, un petit nombre de bâtimens de second rang qui vont de Goa à Macao, des Açores à Angola, quelques bricks qu’on désarme dès leur entrée au port, des goélettes et des sloops employés à surveiller les côtes, enfin quatre ou cinq bateaux à vapeur trop légers pour supporter un combat, et achetés à l’étranger, voilà ce qui reste des richesses maritimes du Portugal. Cet arsenal fameux, rival de ceux de Cadix et de Carthagène, n’est plus qu’une caserne où de temps à autre on prépare les révolutions ; il s’appauvrit de jour en jour. Il semble qu’on ait renoncé à y construire et à y radouber les vaisseaux, car on a laissé son bassin se combler de vase. Aucune précaution n’a été prise pour empêcher le limon du Tage de s’amasser le long de la rive, au bord même des quais. L’état manque d’argent ; la plus stricte économie serait nécessaire pour rétablir l’ordre dans les finances, et cependant, par les escaliers des ministères rassemblés sur la grande place, on voit déboucher des bataillons d’employés ; faut-il donc tant