Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/730

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Bernis ou de M. Dorat étaient bien reçus des grandes dames, admis à la toilette de Mme de Pompadour, et que Mme Geoffrin, protectrice bourgeoise de quelques beaux esprits, leur donnait à tous une culotte une fois l’an.

Et pourtant cette littérature était puissante et redoutée. Au XVIIe siècle, les poètes protégés par la cour étaient d’assez médiocres personnages au milieu de la société ; mais quand, au siècle suivant, ils surent se résigner à l’indépendance, ils se virent entourés d’hommages, et plusieurs eurent des souverains pour courtisans. Il faut retourner pour eux le mot de Mahomet : « Si la montagne ne vient pas à moi, j’irai à elle. » Les réformateurs du XVIIIe siècle n’allaient pas vers la montagne, c’était elle qui venait vers eux.

D’ailleurs, il y eut pour la littérature quelque chose de salutaire dans ces dures épreuves qu’il lui fallut subir. À cette époque d’inégalité, sous Louis XIV surtout, pour que l’homme de génie obscur arrivât à se faire une place, il lui fallait un grand courage et des efforts persévérans. Sans doute, Molière et Racine tenaient moins de place à la cour que le chevalier de Vardes ou tout autre gentilhomme fort obscur ; mais cette petite place, c’était à force de génie qu’ils parvenaient à la conquérir : pour obtenir des égards, de la considération, il fallait avoir écrit Phèdre ou le Misanthrope. Les humiliations durent être pour eux de puissans coups d’éperon. — Croit-on que Voltaire, bouleversant le vieux régime, ne se soit jamais souvenu de l’outrage impuni du chevalier de Rohan ? Croit-on que Jean-Jacques, écrivant le Contrat social, ne sentît pas encore sur sa poitrine sa livrée de laquais ? Pour échapper aux dédains du courtisan et du financier, ces ames fières n’avaient qu’un chemin, la gloire : il leur fallait être de grands hommes seulement pour ne pas être écrasés.

Heureusement pour la dignité des lettres, elles ne sont plus exposées à cette sorte d’encouragement. La philosophie et la révolution les ont émancipées ; c’est un bienfait qu’elles ne devraient pas si souvent oublier. Aujourd’hui le poète est libre ; on ne le voit plus tantôt dans un palais, tantôt dans une prison, humilié ou caressé, appelé à la cour ou chassé de son pays : il peut vivre dans une fière indépendance, et son talent y gagne autant que son caractère. Mais si, comme poète, il n’appartient qu’à l’inspiration, s’il ne relève que de sa conscience, comme homme il est exposé aux humaines misères ; le génie n’en dispense pas, c’est le sort commun : qu’il le supporte avec une constance virile, qu’il fasse deux parts de sa vie, qu’il ait, comme Jean-Jacques, son temps pour l’art, son temps pour les nécessités de la vie. Il lui est plus facile qu’à d’autres de subir la loi commune ; il trouve à ses peines un dédommagement enviable, il a les joies de l’inspiration et l’espérance de la gloire. Ainsi, poètes,