Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/732

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de sévérité serait fort nécessaire pour réhabiliter la louange, monnaie inestimable jadis, mais un peu dépréciée de notre temps. Les grammairiens pourraient sans doute établir qu’il y a dans la langue française toute une classe d’adjectifs qui ont perdu de leur valeur et dont le sens est descendu d’un degré : ce sont les épithètes laudatives ; les superlatifs eux-mêmes ont baissé. Si vous avez à parler convenablement d’un de nos grands poètes, quelle expression emploierez-vous qui n’ait été vingt fois prodiguée à un mince écrivain ? M. Desplaces, qui veut et sait être juste, qui s’est efforcé de proportionner l’éloge au mérite ; a dû être plus d’une fois embarrassé, et se plaindre de l’insuffisance de la langue. Le fait est que si vous accordez à un poète médiocre les épithètes reçues, dès que vous arrivez à M. de Lamartine, les expressions manquent, et cette formule même, qui eût été jadis une flatterie énorme, n’est plus aujourd’hui que la simple vérité.

La critique aurait mieux à faire que de peser les poètes et de leur assigner leur valeur, mieux que de discuter leurs vers et regratter un mot douteux au jugement. Elle aurait le droit de leur rappeler les sévères obligations qu’ils se sont imposées et qu’ils oublient trop souvent. Au lieu de s’assimiler à une lyre, à une cloche, à je ne sais quel instrument sonore, mais sans vie et sans ame, quelques-uns devraient se souvenir que dans le poète il y a un homme, que cet homme a des devoirs, et qu’au lieu de se perdre dans la contemplation énervante de son propre cœur, il lui faudrait songer à de nobles causes, auxquelles il doit son cœur et sa pensée. Dans un article bien sévère sur Béranger, l’auteur reproche au poète de laisser trop de place dans ses chansons à des préoccupations politiques de n’être jamais un pur chansonnier, naïf, sans arrière-pensée, etc. — Sans arrière-pensée ? Mais c’est un éloge que cette critique : cette arrière-pensée, c’est ce qui manque à bien des poètes, c’est tout simplement la foi, c’est l’amour de quelque chose qui ne soit pas eux. Je ne sais s’il est juste de condamner avec tant de rigueur l’esprit haineux et à vues étroites du libéralisme de la restauration, et d’affirmer que sa vraie devise était au fond le mot célèbre : chacun chez soi, chacun pour soi. Je ne sais si nous avons le droit d’accuser ainsi la génération précédente et de lui reprocher ses vues étroites ; rien n’est large comme l’horizon de l’indifférence. Mais je me borne ici à un simple rapprochement : il y a vingt ans, quand la Grèce sembla près de périr, tout ce qui tenait une plume souleva pour elle l’opinion publique ; poètes, historiens, philosophes, tous, sans distinction de parti, Béranger, Lamartine, Chateaubriand, Jouffroy, Villemain, C. Delavigne, tous plaidèrent la cause des martyrs et de la liberté. Quand la Pologne a succombé, parmi ces poètes si tendres pour eux-mêmes, combien son cri de mort a-t-il réveillé d’échos ?


EUGÈNE DESPOIS.