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de M. Crémieux, qui tend à exclure les membres des deux chambres de toute coopération dans les entreprises de chemins de fer, ce n’est pas sans doute qu’il l’approuvât ; mais il a pensé que la chambre en ferait mieux justice, quand elle l’examinerait dans les détails de l’application. La proposition est étrange, il faut l’avouer. Nous vivons dans une époque dont un des principaux caractères, si ce n’est le plus saillant, est la prédominance de l’industrie. On la glorifie, on exalte ses bienfaits et ses résultats, et voici qu’au nom de l’honnêteté publique on propose d’interdire à l’élite de notre société, c’est-à-dire aux membres des deux chambres, la faculté de concourir au développement des travaux industriels reconnus les plus nécessaires et les plus considérables. Une pareille exclusion décrétée en principe ne soutient pas l’examen. Faut-il rappeler à ceux qui veulent la faire entrer dans nos lois qu’en Angleterre, en Amérique, c’est surtout aux hommes qui siègent dans les chambres que s’adresse la confiance publique, quand il s’agit d’une grande entreprise industrielle ? Dans ces deux pays, qui se gouvernent eux-mêmes, la politique et l’industrie se prêtent un appui mutuel. Ici on nous demande de prononcer législativement contre l’industrie une sorte d’excommunication morale. Nous n’exagérons rien. Dans la triste séance où M. Grandin a soulevé tant de tempêtes, l’industrie a été pour ainsi dire mise sur la sellette. Il semblait, comme l’a fait remarquer M. Benoît avec un bon sens qui devenait du courage, que c’était un crime de coopérer aux grands travaux industriels. S’il y a crime, l’honorable député s’en est déclaré coupable. Entre la loyale déclaration de M. Benoît et les protestations de certaines personnes qui se défendaient d’avoir jamais participé à la formation d’une compagnie de chemin de fer, on pouvait saisir un contraste qui ne laissait pas que d’être instructif et piquant. Il y avait long-temps, au surplus, que des passions aussi bruyantes n’avaient agité la chambre. M. Grandin, en annonçant qu’il avait une liste de soixante-neuf députés administrateurs de chemins de fer, a produit une sensation qu’atteignent rarement les plus grands effets de l’éloquence. Il n’y a eu qu’un cri : Les noms ! les noms ! Cette liste de soixante-neuf députés s’est trouvée réduite à quarante. Elle a été lue à la tribune par M. de Morny, au milieu d’un silence interrompu par des commentaires ou des accès d’hilarité. Nous sommes de l’avis de ceux qui regardent comme nécessaire l’examen approfondi de la singulière motion qui tend à déconsidérer à la fois l’industrie et la chambre. Il y a là des préjugés à dissiper, des erreurs à confondre.

Sans doute, si l’on pouvait indiquer au législateur des remèdes efficaces pour améliorer nos mœurs publiques et redresser sur certains points le sens moral, il ne devrait pas les négliger. Le fâcheux procès dont la chambre des pairs est saisie ne prouve que trop que, dans toutes les régions de la société, sans en excepter les plus hautes, les notions et les principes du bon et du juste sont altérés. On croit avoir l’esprit et le ton de son siècle en proclamant qu’il serait puéril de compter sur le bon droit, en écrivant que le gouvernement et la société sont livrés à une corruption qu’il faut accepter comme un fait nécessaire. Nous n’entendons partout que des variantes de cette parole de Tacite : Corrumpere et corrumpi, sæculum vocatur. Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous avons l’habitude, en France, d’aggraver les choses par l’exagération des mots et des