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un greffier à lunettes placé près de moi écrivait sur un énorme registre. Pour la première fois de ma vie, je prenais place au banc des accusés, entouré, non pas de gendarmes, mais de janissaires, ce qui est beaucoup moins vulgaire ; mais, je l’avouerai, j’étais en ce moment fort peu sensible au côté poétique de ma situation. Pendant que je maudissais des contre-temps qui semblaient à chaque instant se compliquer davantage, mon drogman paraissait agité de sentimens encore plus personnels et plus pénibles. Cet homme n’était pas dépourvu de culture intellectuelle. Poète, il avait écrit contre le dernier ministère grec une satire en vers, qu’il avait eu toutefois la prudence de ne publier qu’après l’avènement du cabinet Coletti. Il n’avait donc jamais brillé par le courage civil, mais toute présence d’esprit l’avait abandonné depuis son entrée sur le territoire turc ; il était pâle de terreur.

Après un moment de silence, chacun des juges se mit à m’adresser une foule de questions insignifiantes, desquelles je pus conclure qu’on me prenait pour un espion russe. Comme la plupart de ces moines sont Valaques ou Moldaves, l’aga craint toujours un soulèvement qui aurait pour premier résultat le refus de l’impôt, résultat aussi redouté, à ce qu’il paraît, en Orient qu’en Occident. Ce qui le confirmait dans cette crainte, c’est que le grand-duc Constantin avait visité l’Athos quelques mois auparavant et y avait envoyé des cadeaux considérables. J’étais furieux et agacé, comme l’est tout voyageur retenu malgré lui et malade ; j’étais irrité surtout contre ce maudit drogman, qui, au lieu de répondre nettement comme je tâchais de le faire, s’embarrassait dans des phrases qui n’en finissaient pas, et, plus préoccupé évidemment du soin de sa propre existence que de la mienne, ou craignant d’être compromis par l’énergie de mes réponses, ne répétait pas un mot de ce que j’avais dit. L’interrogatoire durait depuis une heure ; mes juges étant à bout de questions et paraissant fort indécis sur la résolution à prendre, je demandai la permission de me retirer et de visiter la ville. Cette permission me fut accordée à condition que je serais accompagné de deux janissaires.

L’aspect de Kariès est fort curieux. La ville est divisée en plusieurs rues presque entièrement occupées par des boutiques sombres dont les devantures sont très basses. Les objets qu’on y vend sont importés de Salonique. On y trouve toute sorte d’ustensiles en bois sculpté, des panaghia et des saints en corne ciselée. Les Grecs prétendent qu’un moyen infaillible de se guérir de la fièvre est de laisser tremper ces morceaux de corne dans l’eau pendant deux jours et de boire cette eau au moment où le soleil se lève. Il y a aussi à Kariès une imprimerie où l’on exécute des gravures informes représentant exclusivement des sujets religieux ou des vues de couvens qui n’ont aucun rapport, même