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vivante et profonde, de l’autre, quelle œuvre artificielle et légère ! C’est, à part la différence de génie, que l’un s’appuie sur la tradition, qui n’est autre que le fonds de la nature humaine elle-même, qu’il s’y établit puissamment, et qu’il y jette les fondemens d’une œuvre éternelle : l’autre imagine au gré de son caprice, et improvise en vingt jours une œuvre de fantaisie. Or, plus il y a de fantaisie, soit dans la composition, soit dans les détails d’une œuvre tragique, moins elle est durable, parce que la fantaisie, de sa nature, est arbitraire, et que l’arbitraire est passager. C’est le lieu commun qui dure et qui est éternel. La Fantaisie, comme la plaisanterie, est locale et contemporaine. Quand les esprits blasés n’admettent plus autre chose, les poètes sont bien forcés d’y recourir ; alors la tragédie est perdue. La fantaisie, comme son nom l’exprime, c’est ce qui paraît et disparaît. Le lieu commun, donné par la tradition ou par l’histoire, c’est ce qui est et ce qui reste ; c’est le fonds humain, qui toujours subsiste, dans tous les pays et dans tous les temps. — Par conséquent, la fantaisie, à vrai dire, ne pouvait non plus renouveler la tragédie grecque.

Ainsi donc le fonds manquait, mais surtout le génie. Quatre-vingt-douze petits auteurs tragiques que l’on compte font-ils la monnaie d’un bon poète ?

En effet, aux trois grands tragiques succédaient leurs familles et leurs écoles. L’existence de ces sortes d’écoles est un fait considérable qui domine toute la littérature grecque. Tout grand poète naissait d’une école, ou une école naissait de lui ; d’une façon ou d’une autre, il en était le couronnement ou le chef, et c’était de son nom qu’elle tirait le sien. Telle la caste des prêtres-poètes, qu’on appela l’école orphique ; telle la famille de chanteurs qu’on appela les homérides ; telles les écoles des lyriques ; telles enfin les familles tragiques d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, et de plusieurs autres encore. Ces écoles étaient fécondes ou funestes. D’une part, cette initiation vivante, cette foi commune, cette adoration et cette poursuite du même idéal multipliaient les forces de chacun par celles de tous[1]. De là, quelle sûreté et quelle richesse dans les procédés et dans les vues, surtout quelle assurance dans l’inspiration ! Avec l’autorité pour point d’appui, la liberté du génie s’élançait toute-puissante et intrépide, et on pouvait tout, parce que l’on croyait tout pouvoir. Sans cette assurance, sans cette foi, point d’enthousiasme, point de poésie naturelle et vraie. Aujourd’hui le poète isolé se défie, son inspiration est pleine d’inquiétude, sa force est distraite ; il cherche sa voie, et, lorsqu’il la trouve, au milieu du premier essor, il s’arrête, il songe à ce que dira la critique. Il hésite, le moment

  1. Rapprochez les écoles des prophètes chez les Hébreux, celles des bardes, des druides et des scaldes chez les peuples du Nord ; enfin et surtout, dans le monde moderne, les écoles et familles des peintres italiens.