Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/853

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cuba cependant n’était pas au bout de ses épreuves. Que lui servait de triompher de la nature, d’imposer de nouveaux produits à son sol, si des lois absurdes l’empêchaient de convertir ces produits en richesses positives, si les navires de l’Espagne n’en pouvaient charger qu’une faible proportion, si la moindre hostilité entre la métropole et toute autre puissance maritime les refoulait dans ses magasins et obligeait la population à mourir de misère à côté des témoignages entassés d’une opulence inutile ? À ces maux qui l’avaient éprouvée lorsqu’elle était moins peuplée et moins riche, à ces désastres qui la menaçaient encore dans l’avenir, quel devait être le remède ? C’est là ce que personne encore ne savait, ni en Espagne ni à la Havane ; c’est là ce que les colons ne devaient apprendre qu’au prix d’une longue et douloureuse expérience.

La révolution française ébranlait l’Europe. L’Espagne, comme les autres puissances du continent, s’en était émue ; mais les obligations que lui imposait le pacte de famille, la crainte de compromettre le sort de Louis XVI par des hostilités prématurées, la retenaient encore dans une neutralité prudente. Délivrée à la fois, en 93, de ses engagemens et de ses appréhensions, elle lança ses soldats sur la crête des Pyrénées et jusque dans les provinces méridionales de la France. Cuba ne tarda pas à ressentir les cruels effets de cette guerre. Sur toutes ses côtes, des navires français armés en course promenèrent le pavillon tricolore, enlevant les approvisionnemens qui lui arrivaient d’Espagne en même temps que l’argent qui lui venait du continent voisin. Jamais l’île n’avait été si étroitement bloquée ; jamais elle ne s’était vue entourée par des ennemis aussi actifs, aussi audacieux, aussi intrépides. L’accroissement de sa population, dont elle était si fière, devint pour elle un nouveau sujet de deuil et de terreurs ; elle n’en fut que plus promptement affamée. En peu de mois, l’île fut livrée à toutes les horreurs de la disette. Le manque de numéraire se fit aussi cruellement sentir : les capitalistes cachaient leur argent ; les employés civils et militaires, ne touchant plus de solde, se voyaient réduits à vivre d’emprunts et de réquisitions ; il était aussi difficile à la Havane de se procurer une piastre qu’une livre de pain. Les blancs étaient réduits à partager la cassave et les bananes boucanées de leurs esclaves. Cependant les campagnes n’en produisaient pas moins, les fruits de plusieurs récoltes encombraient les magasins des ports, attendant en vain les navires qui devaient les charger. Dans cet état de choses, l’anarchie se manifesta chez les Cubanes ; les mutins parlèrent de soulèvement et de révoltes ; les inconstans s’apprêtèrent à émigrer ; les superstitieux prédirent la fin du monde ; l’abattement et la consternation étaient partout. Pressée par ces tristes alternatives, l’administration coloniale crut devoir prendre un parti décisif, et, sans attendre les ordres de la métropole, le gouverneur ouvrit, par un arrêté d’urgence, les ports de l’île aux navires