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longer pour gagner une promenade nommée le Paseo de Bucareli[1]. On ne devinerait guère quelle hideuse exposition ces grilles rouillées protégent chaque jour, à deux pas de la plus brillante promenade de Mexico : cette fenêtre est celle de la morgue où l’on expose les cadavres. La sollicitude de la justice ne commence que de ce moment, et ces cadavres d’hommes et de femmes sont jetés là pêle-mêle, à moitié nus, encore sanglans ; chaque jour, cette morgue a des hôtes nouveaux Quant au Paseo, voisin du funèbre édifice, il n’étale pour tous ornemens qu’une double rangée d’arbres, des bancs de pierre destinés aux promeneurs à pied, et trois fontaines surchargées de détestables statues allégoriques. De ce lieu, on découvre le même paysage que du haut de la cathédrale : ce sont encore les deux pics neigeux des volcans avec leurs panaches de nuages, les sierras nuancées de tons violets, et, à leur pied, les façades blanches de quelques haciendas, des champs de maïs entrevus à travers les arches d’aqueducs gigantesques, enfin quelques dômes d’églises et de châteaux presque toujours noyés, à l’heure où les promeneurs fréquentent le Paseo, dans les vapeurs lumineuses du soir.

C’était le soir aussi, le soir du jour où j’avais assisté à la course de taureaux, que je m’étais mêlé à la foule des oisifs qui couvre ordinairement l’espace compris entre le Paseo et l’Alameda. La nuit commençait à le disputer au jour ; les réverbères allaient s’allumer, les promeneurs à pied et en voiture regagnaient rapidement leurs demeures. C’était un dimanche. Bruyamment répétés par les cloches sans nombre des églises et des couveras, les tintemens de l’Angelus dominaient le bourdonnement de la foule, dont une partie s’arrêtait avec respect, et dont une autre se précipitait comme un torrent qu’aucun obstacle ne peut retenir. Le jour, qui jetait ses dernières lueurs à travers les grilles de la morgue, n’éclairait plus que faiblement les victimes qui gisaient pêle-mêle sur un lit de maçonnerie maculé de larges plaques de sang. En vain repoussées par des soldats qui les envoyaient pleurer plus loin, des femmes se lamentaient devant les barreaux et poussaient des cris de douleur. Leurs cris ameutaient les passans ; les uns les plaignaient, les autres se contentaient de les regarder curieusement. Agenouillé près des grilles de la morgue, la tête découverte et tenant la bride d’un cheval richement caparaçonné, un homme récitait dévotement ses oraisons. A son costume, il était facile de reconnaître qu’il appartenait à la classe aisée des habitans de Tierra Afuera[2], qui repoussent avec un égal dédain les modes et les idées de l’Europe. Cet équipement pittoresque s’alliait bien du reste à des traits mâles

  1. Du nom du vice-roi qui en dota la ville.
  2. Pays du dehors, par contraste avec ceux qu’en Sonora et sur les frontières on appelle Tierra Adentro, pays du dedans.