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tentatives nouvelles, les uns ont déjà cessé d’écrire ou y renoncent en ce moment même ; quelques-uns des esprits les plus charmans sont morts et laissent des places vides ; les autres ont renié la foi de leur jeunesse et se sont jetés dans des routes fatales où ils se perdent résolûment. Encore une fois, ce moment est grave ; l’heure est venue de dresser l’inventaire de nos œuvres, de faire le dénombrement de nos forces. Où est notre armée, la jeune armée du XIXe siècle, qui, déjà formée il y a bientôt trente ans, s’avançait avec tant d’enthousiasme et convoitait des conquêtes si belles ? quels sont aujourd’hui ses chefs ou seulement ses soldats ? qui est resté fidèle au drapeau ? qui l’a déserté ? Si le nombre est grand des esprits découragés ou perdus sans retour, qui les remplacera ? si l’ancienne phalange est décimée, où prendre les vaillantes recrues qui fortifieront nos rangs ? comment les sauver du mal auquel succombent leurs aînés ? Questions pressantes, sérieux problèmes où nous sommes tous engagés et qui demandent un examen sévère.

Le premier spectacle qui frappe tout observateur attentif, c’est le désordre, c’est la dispersion de l’armée. Disons-le d’abord, bien peu d’entre nous, ont compris tout leur devoir ; personne peut-être ne l’a complètement rempli. Deux choses ont manqué : chez les uns, cette sainte ardeur qui triomphe des obstacles, des dégoûts, des découragemens ; chez les autres, l’honnêteté et la conviction. Ainsi s’expliquent l’indifférence de ceux-ci, le dévergondage de ceux-là. Combien en est-il qui aient pratiqué les lettres pour elles-mêmes, qui aient aimé l’art comme il faut l’aimer, qui aient conservé fidèlement le culte du vrai, la religion du beau ? Trop souvent on s’est jeté dans les lettres, comme il y a cinquante ans dans les armes : on s’y est jeté pour se créer rapidement un nom, au moyen d’une surprise hardie, d’un coup de main éclatant ; puis, la position emportée d’assaut, on a caché ses armes, on a renié son origine. J’ose affirmer, contre l’opinion commune, et malgré la foule toujours croissante des écrivains, que les vocations ont été rares dans ce siècle, aussi rares que les talens étaient nombreux et les aptitudes brillantes. J’appelle vocation l’amour passionné et désintéressé du beau. Il y a presque toujours eu quelque chose de factice, de contraint, dans les destinées poétiques : les lettres étaient un moyen et non un but adoré qui se suffit à lui-même. L’ame véritablement élue se fait reconnaître à des signes certains ; elle cultive religieusement les facultés qui lui ont été accordées, elle se prépare avec un scrupuleux respect, elle s’approche de sa tâche comme le lévite s’approche de l’autel. Au contraire, la fausse vocation est impudente et frivole ; ne vous y trompez pas, elle peut se rencontrer avec le talent le plus vif. L’esprit est facile, l’imagination est prompte, mais la foi est absente. Point d’amour, point de respect pour ces facultés qui demandent une sollicitude si attentive ; les plus beaux trésors sont gaspillés en menue monnaie ; des théories spécieuses