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Puisque les grands écrivains des temps écoulés avaient exercé une influence si décisive sur les destinées politiques du pays, comment ne seraient-ils pas à leur tour les guides lumineux des générations nouvelles, les précurseurs des bienfaits de l’avenir ? N’avaient-ils pas, d’ailleurs, un précieux avantage sur leurs aînés ? Descartes, Molière, Voltaire, Montesquieu, n’ont jamais soupçonné les résultats que produiraient peu à peu leurs écrits ; sur ce point, certainement, ils s’ignoraient eux-mêmes. Imaginez un homme qui, éclairé par l’expérience des derniers siècles, connaisse désormais la vertu invincible d’un livre bien fait, l’action inévitable de la littérature ; révélez au combattant la portée infinie de son arme : quelle puissance ! quelle autorité ! de quel ministère le voilà investi !

Il faut que ce raisonnement soit spécieux et ces tentations bien grandes pour troubler tant d’esprits que l’on croyait plus forts. Le temps n’est pas loin, vous vous en souvenez, où le poète, cette chose légère, est devenu tout à coup un personnage solennel. On a vu les artistes les plus épris de la beauté extérieure, les plus indifférens à l’ame et aux idées, se composer subitement une sublime attitude de penseur mystérieux et souverain. Prêtre, législateur, homme d’état, le poète réunissait en lui toutes les puissances de l’esprit ; il était la raison première et dernière, il était l’hiérophante suprême. Celui-ci, qui triomphait surtout par les éclats d’une imagination prodigue, qui donnait à la langue la splendeur des toiles vénitiennes et la solidité du marbre, ce maître de la forme et de la couleur, s’est persuadé un jour qu’il remplissait un sacerdoce providentiel, et, au moment où il éblouissait ses lecteurs par les jeux de sa palette étincelante, il a cru qu’il les nourrissait de sa pensée. On ferait un recueil singulièrement curieux de toutes les strophes sonores, de toutes les interpellations adressées au poète, à cet être supérieur, divin, irresponsable, médiateur entre la Divinité et l’homme, et qui transmet au monde, comme le démiurge des Alexandrins, la lumière qu’il a puisée au ciel.

Cette confiance à la fois emphatique et naïve a dû révolter bien des esprits. Toutefois, je viens de le dire, elle était la conséquence d’une idée bien naturelle à notre époque ; on pouvait l’excuser tout en souriant, on pouvait même espérer que ce travers ne serait pas inutile à nos mœurs, si les écrivains, guéris de l’exagération, n’en conservaient que la foi dans la pensée, avec un sentiment vrai de l’excellence et de l’autorité des lettres. Il n’était pas impossible qu’il y eût là le principe d’une salutaire émulation. Seulement il fallait, avec les droits et la puissance de l’écrivain, connaître aussi ses devoirs ; il fallait se dire que cette influence n’appartient pas au premier venu ; qu’il ne suffit point d’écrire une bonne page ou de déployer habilement les strophes d’une ode pour être investi du sacerdoce ; que la puissance est aux idées, aux