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tableau où nous devions nous reconnaître. Que de vives silhouettes on eût pu entrevoir ! que de portraits bien accentués ! Et ces maréchaux ! et ces princes ! et ces bouffons ! toute la cour, car on ne peut plus dire toute la république des lettres ! Par malheur, tandis que l’auteur écrivait, tandis qu’il étudiait la maladie régnante, la contagion l’atteignit lui-même. C’était un esprit net, incisif, une intelligence éveillée, et, dans la vie, nous le croyions du moins, le plus étourdi des poètes. Quelle erreur ! L’étourderie du poète cachait une haute vocation politique. Le peintre satirique, l’humoriste de la veille était devenu un solennel discoureur. Un succès l’attendait au théâtre ; il avisa qu’il pouvait bien être un homme d’état : il voulait un siège au palais Bourbon, il courut après un fauteuil à l’Académie, autre chemin du parlement ; mais dans ces courses multipliées la comédie tomba de sa poche : le modeste observateur des travers de son temps avait fait place à un des personnages de sa pièce. La comédie n’en reste pas moins à faire, le sujet en est riche, comme on voit ; le spirituel écrivain nous la doit, et, revenu à sa place, il faut espérer qu’il ne se rappellera cette déviation d’un moment que pour en tirer un épisode et un caractère qui ajouteront à la gaieté du tableau.

Voilà des ridicules assez graves ; on est disposé cependant à l’indulgence quand on a vu bien pis, et c’est le cas où nous sommes. Infatuation naïve, dites-vous ; innocens travers ! prétentions inoffensives et qu’on punit en souriant ! Eh bien ! non, détrompez-vous : cela n’est pas aussi inoffensif et aussi plaisant que vous pensez. Ce ridicule que vous excusez trop aisément est un des degrés par où l’on descend aux excès qui ne font plus sourire. Une fois qu’on est sorti de la droite route, les fautes succèdent aux fautes, et, sur ces pentes rapides, le mal va vite. On a commencé par se faire de l’art une idée très haute, mais vague et fausse ; ensuite on lui a demandé le succès immédiat, l’autorité, une position influente ; demain on lui demandera de l’or. Infatuation, vanité, cupidité, telles sont les trois phases du mal. Voilà le chemin que nous avons fait, et c’est ainsi que nous sommes descendus de l’amour exalté de la poésie à l’industrie grossière. Vous êtes quelquefois étonné d’un si brusque changement, vous êtes surpris de voir les mêmes ames, après de si belles et si pures extases, quitter le ciel pour la rue, ouvrir boutique et solliciter les chalands ? La cause de ces chutes honteuses vous est maintenant connue. Quand les hommes qui, il y a dix ans, vantaient en des paroles enthousiastes la sainteté de la Muse, se sont mis à trafiquer de l’imagination, long-temps nous avons refusé d’y croire, nous ne pouvions admettre une indignité si grande, nous ne voulions pas effacer de la liste des poètes ces noms que nous avions aimés. Aujourd’hui que l’évidence a dissipé tous les doutes, il faut reconnaître que rien dans ce triste résultat n’eût dû nous surprendre,