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l’époque où on la blâmait si fort, elle était, en effet, le mal le plus pressant, mais que les choses sont bien changées, et que poètes et romanciers, au contraire, se sont partagé les systèmes et les théories pour les prêcher à tous les coins du monde. L’objection ne m’embarrasse guère, et c’est précisément là que je voulais en venir ; car si quelque chose prouve l’absence d’idées dans notre littérature, s’il y a un symptôme évident qui mette à nu l’indifférence des écrivains à la mode, leur dédain de la pensée, et même, osons le dire, le mépris et la haine qu’ils professent pour elle, c’est assurément le brusque changement qui s’est opéré tout à coup dans leur conduite. Ce changement subit, ces évolutions rapides, accomplies avec une merveilleuse prestesse, n’avaient rien de très surprenant, après tout, pour les esprits qui ne sont pas dupes. Cet imprévu était inévitable, et il ne s’est rien passé qui ne fût la conséquence nécessaire des erreurs de la veille. Qu’est-il arrivé en effet ? C’était le moment où des joueurs habiles venaient d’engager une partie singulière avec la pensée publique, et bouleversaient déjà, avec une audace que l’histoire jugera, les mœurs politiques et la constitution de la presse. Pour réussir dans leur entreprise, ils avaient besoin d’occuper la foule aux longs enivremens de la fiction ; il leur fallait des romanciers toujours prêts, des plumes obéissantes et fécondes, des écrivains surtout qu’une indifférence complète laissât libres de suivre en toutes ses fluctuations le caprice de la foule, et de servir la mode, de la devancer même, à toute heure, à tout instant, comme fait un magasin richement approvisionné. Figurez-vous Voltaire, Diderot, Rousseau, ces puissans défenseurs d’une cause sainte, ces cœurs ardens qui battent pour une idée, figurez-vous-les, je vous prie, en face d’un spéculateur qui voudrait affermer leurs noms et leurs écrits ! Tâchez de vous représenter les financiers, les intendans, les fermiers-généraux du XVIIIe siècle, qui viennent enrégimenter l’auteur du Pauvre Diable, l’auteur de la Nouvelle Héloïse ! Est-il possible seulement d’y songer ? Les Turcarets cependant auraient pu réaliser d’assez beaux bénéfices, et, sans parler des abonnés, sans parler des lecteurs de Voltaire qui ne se comptaient pas mesquinement par vingt mille, ils eussent rendu là, convenez-en, un immense service à cette monarchie qui croulait. Par malheur, cette savante tactique, il y a cent ans, était interdite aux plus habiles, et les financiers de Louis XV ne sont guère coupables de l’avoir négligée. Aujourd’hui c’est tout le contraire, et la grande découverte des agens supérieurs de l’industrie littéraire ne doit pas les rendre bien orgueilleux, puisqu’elle leur a été suggérée tout naturellement par l’état des choses et l’incurable indifférence des écrivains à la mode. Non, ces spéculateurs redoutés ne sont vraiment pas si terribles ; je ne leur fais pas l’honneur d’imputer à leur adresse toutes les hontes auxquelles nous assistons. Nos romanciers faisaient fi de la pensée ; ils écrivaient