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par avance pour exploiter à loisir les doctrines qu’ils ont choisies, à coup sûr ils n’agiraient pas autrement. Le peintre des Mystères de Paris met en œuvre les théories socialistes ; l’auteur de Vautrin se souvient tout à coup qu’il est philosophe, législateur, homme d’état, et, tandis que M. Sue écrit le roman du phalanstère, M. de Balzac emprunte à M. de Maistre ou à M. de Bonald les considérations supérieures qui peuvent seules expliquer le Père Goriot et les Mémoires de deux jeunes Mariées. Je ne demande pas qui l’on trompe ici, je demande qui l’on espère tromper et à qui s’adressent ces superbes bouffonneries. Personne n’est dupe cependant ; ces idées dont vous prétendez vous couvrir, nul n’y croit ; on y croirait, soyez-en sûrs, si elles inspiraient sincèrement un esprit loyal et fier. Aussi, voyez ce qui arrive : le lecteur avide d’émotions, le gros public qui va se désaltérer dans ces eaux troubles, passe tout naturellement d’un récit à l’autre ; il abandonne le conteur démocratique ou soi-disant tel pour le romancier ultramontain ; il va de l’utopie ardente du socialiste aux regrets du gentilhomme catholique, de Fourier à M. de Bonald, de M. Sue à M. de Balzac, sans s’apercevoir un instant qu’il a changé de terrain. Il a vraiment raison de ne pas s’en apercevoir, et bien lui prend de ne chercher dans ces contes que le conte même. Le public trahit ici ceux qui l’amusent, et, dans sa naïve gloutonnerie, il montre assez ce qu’est la philosophie de ces hardis penseurs. Ainsi s’explique l’incroyable indifférence des journaux de toute couleur, quand ils acceptent tous les romans possibles, et ceux-là même qui se prétendent inspirés par les doctrines les plus opposées à leur politique. Pourquoi s’en étonner ? Ils savent que ces idées ne sont pas bien redoutables, n’étant pas soutenues par la foi qui illumine la plume et communique au langage une force invincible. Les journaux font comme le public ; ils croient peut-être à la verve, à la vigueur mélodramatique de l’écrivain, ils ne croient pas à la sincérité, à la puissance du penseur.

Cette indifférence des journaux pour les idées de leurs conteurs ordinaires est un signe de dédain, qui m’a toujours paru la plus sanglante des punitions. Aussi, quand une ame sérieuse et convaincue (il y en a encore), quand un esprit ardent se fourvoie dans une telle assemblée, pense-t-on qu’il y puisse conserver son autorité tout entière ? Ce serait vraiment un privilège inoui. Personne ne s’était jamais avisé de refuser à l’auteur de Lélia et de Spiridion une enthousiaste sincérité. On pouvait bien sans doute lui demander compte de cet enthousiasme, on pouvait discuter ses croyances, et il était permis de ne pas s’y associer ; on pouvait aussi, dans l’intérêt de l’art, adresser à ses derniers romans des reproches considérables, et rappeler au conteur que l’union de la philosophie et de l’émotion dramatique est un des plus difficiles problèmes littéraires. Il ne suffit pas de dogmatiser pour