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ver au but avant l’Allemagne[1]. M. Gorresio a déjà dépassé le point où jusqu’ici s’est arrêté M. Lassen. La traduction italienne du Ramayana que donne le savant Piémontais marche avec activité, et bientôt aura rejoint la publication du texte, aujourd’hui plus avancée. C’est à l’occasion de cette grande entreprise, si honorable pour l’auteur, honorable aussi pour ce gouvernement de Piémont, que, depuis quelque temps, on s’accoutume à rencontrer dans les voies du progrès intellectuel ; c’est pour signaler aux amis de la grande littérature cette double apparition d’un des plus anciens et des plus curieux monumens du génie humain, que, sans attendre l’entier achèvement de l’œuvre, j’ai cru devoir en parler dans cette Revue, où j’ai signalé quelques-uns des travaux les plus remarquables des orientalistes contemporains, travaux qui ne forment pas la partie la moins importante de l’histoire intellectuelle du siècle où nous vivons.

Les deux éditeurs du Ramayana ont choisi une récension, et, comme nous dirions pour un poème moderne, une édition différente. La poésie traditionnelle, toujours vivante tant qu’elle est transmise par le chant, se transforme perpétuellement jusqu’au jour où elle est fixée par l’écriture. Il a dû en être ainsi des poésies homériques avant que la récension définitive de Pisistrate eût fait tomber les autres dans l’oubli. De même nous avons sur la vie du Cid un vieux poème presque contemporain du héros et les romances plus modernes. On possède sur les aventures merveilleuses de l’Achille des traditions germaniques les chants de l’Edda, qui l’appellent Sigurd, et l’épopée des Niebelungen, dans laquelle il porte le nom de Sigfrid. Ce sont deux versions d’une même légende. Rien n’est plus curieux que de comparer ces récits divers d’un fait traditionnel, de voir comment, le fond restant le même, les détails, le caractère, la couleur, changent selon les temps, les lieux et les mœurs ; comment, par exemple, le Cid du vieux poème espagnol est encore un personnage simplement et rudement héroïque, tantôt ennemi, tantôt allié des rois maures, sans ombre de galanterie envers Chimène, dont la situation tragique entre son amour pour Rodrigue et le devoir de venger un père paraît être une invention de date plus récente ; comment, dans les romances moins anciennes, cette touchante aventure, inconnue au vieux poète, tient une place de plus en plus considérable jusqu’au jour où elle devient tout le Cid entre les mains de Guilen de Castro et de Corneille.

De même, dans l’épopée germanique, il est intéressant de comparer aux chants de l’Edda, qui expriment par quelques traits sublimes les

  1. En 1806, MM. Cary et Marshmann avaient commencé à publier le Ramayana et à le traduire en anglais ; mais cette publication était très défectueuse.