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dominait tout, et se promenait dans ces allées de morts et de mourans comme dans un royaume. Enfin c’était à ce point, qu’on put écrire et imprimer ceci :


« Il a été calculé par les comités de secours, et il paraît que cette évaluation est admise par les membres du cabinet, que la famine irlandaise tuera probablement 2 millions d’individus cette année… Deux millions en 12 mois, hommes, femmes ou enfans, cela fait 5,479 par jour, 228 par heure, et un peu plus de 4 à la minute. Nous mentionnons un fait connu dans les cercles politiques en disant que 2 millions de morts, soit par la faim, soit par les maladies venant de la faim, est l’évaluation actuelle des personnes qui tiennent au gouvernement de sa majesté.


C’est dans cet état que se trouvait l’Irlande au commencement de l’année 1847, vers le milieu du XIXe siècle. On y mourait de faim un peu plus de quatre à la minute. La prudence politique et la plus vulgaire humanité commandaient de mettre, autant que le permettaient les forces humaines, un terme à un des plus abominables scandales de l’histoire. Si l’Angleterre avait pu, sans attaquer les sources de sa propre vie, couper le lien qui rattachait l’Irlande à son flanc, et abandonner ce malheureux peuple sur le grand Océan comme un enfant trouvé, assurément elle n’aurait pu qu’y gagner. Nous ne voulons pas dire qu’elle l’eût fait : ce serait une accusation aussi dénuée de sens que de justice ; mais, de gré ou de force, l’Angleterre et l’Irlande se tiennent, et l’Angleterre ne peut pas laisser l’Irlande mourir de faim. Il fallait donc pourvoir à la nourriture de 3 ou 4 millions de pauvres. L’année dernière, le parlement avait voté un bill appelé l’acte du labour-rate, ou du salaire, par lequel le gouvernement était autorisé à employer les indigens à des travaux, soit d’utilité publique, soit d’utilité privée, sur les grandes routes ou sur les propriétés particulières. Au commencement de cette année, le gouvernement employait ainsi plus de 500,000 hommes, et dépensait environ 25 millions par mois. Ce n’était là pourtant qu’un remède temporaire. On pouvait, à force d’argent, à force de sacrifices, prolonger la vie de quelques millions de misérables ; mais changeait-on leur condition ? L’existence de tout un peuple, la sécurité d’un grand empire, restaient abandonnées au caprice des saisons, affaire de pluie ou de beau temps. Cette épée menaçante restait toujours suspendue sur la tête de l’Angleterre. Chaque matin, elle était exposée à entendre, à son réveil, tout un peuple lui demander du pain ; chaque jour, elle pouvait voir ses rivages envahis par des flots de barbares qui apportaient dans ses grandes villes la fièvre, la peste, et tout le sinistre cortège de la faim.

Pour résoudre un problème tellement en dehors des règles ordinaires, il ne fallait rien moins qu’une révolution dans les fondemens de la société irlandaise. Cette révolution, elle est décidée, elle est commencée.