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cramponnant aux réalités grossières, les accumulant et les combinant par toutes les complications imaginables, n’a su que s’avilir et s’exténuer. Si l’ancienne civilisation avait fait naître un faux idéal maniéré et quintessencié, entaché de mensonge et couvert de fard, la civilisation nouvelle dès son berceau produit des œuvres empreintes d’une fausse vulgarité, d’une brutalité artificielle et d’une ingénuité factice. Le haillon du mendiant ne vaut pas mieux que l’oripeau du saltimbanque. Les États-Unis et l’Angleterre, en peu d’années, ont jeté sur la place, le terme commercial est ici le mot propre, plus de vingt ouvrages attribués à des gens du peuple, fabriqués par des spéculateurs en marchandise littéraire, et simulant les joies et les peines du pauvre, les plaintes de l’ouvrier, les remords du repris de justice. Ce sont quelques-uns de ces récens produits qu’il me semble bon de signaler comme les indices d’une nouvelle littérature aux prétentions populaires, incomplète et menteuse, pleine de désirs et d’aspirations, jusqu’ici fort stérile en résultats.

La dernière venue dans la route des civilisations, l’Amérique septentrionale, se montre hardie en ce genre ; elle y met un sans-façon tout aristocratique ; elle ne dissimule pas ses tendances anti-idéales et son amour des peintures matérielles et violentes. Elle outrage et maudit ouvertement le but spiritualiste de l’art. Sa tragédie de prédilection, le drame qu’elle applaudit aujourd’hui même et qui est du cru américain, a un boxeur pour protagoniste, et pour titre le Gladiateur ; l’acteur principal, de scène en scène, se livre à l’exercice de son métier, et dénoue les péripéties à coups de poing. Voilà qui est populaire. Nous aimons cette manière franche d’accepter les théories et de les mettre en œuvre. Dans les nombreuses autobiographies publiées à Boston, New-York et Philadelphie, le même procédé se manifeste ; même prépondérance accordée aux forces physiques sur les puissances morales, à la matière sur la pensée, au corps sur l’esprit. Chose étrange, la fraude se mêle à ce culte de la force. A Londres comme à New-York, presque tous ces mémoires personnels sont falsifiés. On se met à exploiter les individualités populaires, que l’on fait parler au lieu de les laisser parler elles-mêmes. Les diverses communions religieuses dont l’Amérique septentrionale est couverte font imprimer les mémoires et les confessions de leurs ennemis et de leurs adeptes ; dans ces livres, les ennemis se conduisent toujours comme des monstres, et les adeptes comme des héros. La vie d’un Mormonite, ouvrage publié il y a deux ans, contient l’apologie complète de cette étrange et fanatique fraction du protestantisme dégénéré. Margaret Russell, autobiographie imprimée à Londres, n’est pas autre chose que l’histoire mystique et sophistique d’une ame en proie aux tourmens de la vie, et la démonstration romanesque des dogmes dont un calviniste ne doit pas se détacher.