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vastes pays un élément nouveau, d’où naquit aussi une littérature particulière. L’Histoire de la Littérature hindoui et hindoustani, par M. Garcin de Tassy, présente un tableau complet des productions du génie indien aux diverses époques de ses transformations. Le premier volume contient une biographie plus ou moins détaillée d’environ huit cents écrivains, qui ont acquis dans les provinces de l’Inde, soit parmi les fidèles sectateurs de Brahma, soit parmi les adeptes des sectes dissidentes, soit enfin parmi les amateurs de poésie, une réputation immense, un grand renom de sainteté, ou une certaine gloire littéraire.

Dans le second volume, qui vient de paraître, sont analysées, traduites en entier ou par extraits, les productions les plus importantes de ces trois écoles. En première ligne vient le Bhakta-Mâla, du célèbre réformateur Kabir, auquel on attribue la rédaction de plus de vingt ouvrages mystiques et dogmatiques. Ce pieux personnage, repoussant l’idolâtrie de toutes ses forces, aspirait à l’unité de Dieu, qu’ont cherchée souvent dans l’Inde les hautes intelligences fatiguées du polythéisme. Kabir a déclaré que les pratiques sans la foi n’étaient pas véritablement des œuvres méritoires ; il a rejeté les sacrifices, les austérités, les aumônes expiatoires, ou du moins il a subordonné ces manifestations extérieures à l’étude de Dieu en lui-même, tournant ainsi le dos au brahmanisme, rompant avec la tradition pour se rapprocher de l’islamisme. Avant le Bhakta-Mâla, qui appartient à la fin du XVe siècle, se place dans l’ordre des temps le Prém-Sâgar de Lallû-ji-lâl ; c’est l’histoire particulière de Krichna considéré comme incarnation de Vichnou, mais détrônant le culte terrible et inexorable de l’Inde ancienne pour y substituer des croyances à la fois plus tendres, plus sensuelles et plus charitables. Autour du mythe de Krichna se développent les plus fraîches légendes ; on reconnaît le personnage populaire, aux aventures multipliées, que les artistes hindous se sont plu à représenter dans toutes les phases de sa vie sur les piliers des reposoirs, sur les parvis des temples, sur les chars destinés aux processions des idoles. Krichna, se mêlant aux bergers dont il est le héros, donne le signal de chants érotiques moins raffinés que ceux des Grecs et tout empreints du sentiment de la nature puissante qui subjugue l’imagination des Hindous ; il rappelle à la vie la caste opprimée des cultivateurs, en les excitant à jouir des douceurs d’un climat bienfaisant, des simples productions d’un sol infatigable. Il porte la lyre comme Apollon et le thyrse comme Bacchus ; comme Hercule il a de grands travaux à accomplir avant d’arriver à la gloire impérissable. Ajoutons que ce dieu, rapetissé par la fantaisie d’un peuple païen aux proportions d’un héros voluptueux, naît comme le Christ dans une humble condition, où il reçoit d’abord l’adoration des bergers ; que toute la création tressaille de joie à son apparition dans le monde qu’il doit sauver, et que, poursuivi par les puissances de la terre, il est réduit à chercher un asile hors de son pays natal : singulières circonstances qui frappent les esprits attentifs et les portent à se rendre compte des rapprochemens possibles entre le christianisme et une réforme qui date seulement du Ve siècle de notre ère !

À la suite de ces ouvrages d’une haute importance, on trouve des contes, des récits sous forme d’apologues, puisés à la source commune de la sagesse des nations ; puis des descriptions de l’Inde, avec ses monumens de toutes les époques