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au contraire, à l’ambition un horizon sans bornes, un champ sans limites : les places n’y sont pas comptées ; elles sont prêtes à se multiplier, si les talens se multiplient ; et là justement ou il ne peut y avoir de succès que pour le très petit nombre, tout le monde prétend au succès. Aussi, voyez ce qui arrive : après les premiers mécomptes, plutôt que de s’avouer qu’ils se sont trompés, ces surnuméraires de la littérature se jettent dans les voies mauvaises. Ils n’étaient qu’imprudens, ils deviennent haineux ; ils n’étaient qu’aveuglés, ils se font hostiles. Si quelqu’un réussit à côté d’eux, ils l’attaquent et le déchirent ; ils se vengent sur lui des obstacles qu’il a surmontés et qu’ils n’ont pu vaincre. Ils déposent au bas de quelque journal obscur le venin de leur jalousie ou de leurs louanges intéressées ; ils cherchent, et souvent, hélas ! ils trouvent des hommes assez pusillanimes pour redouter leurs coups ou assez vains pour désirer leurs éloges : ils se font les familiers de l’orgueil d’autrui, ne pouvant assouvir le leur. On avait cru être artiste ou poète, on devient séide ou bravo : triste effet de ces vocations chimériques qui égarent tant d’imaginations et compromettent tant de destinées ! condition désastreuse qui fait de ces prétendus lettrés le plus cruel fléau des lettres, et les amène à blasphémer leurs premières croyances, à profaner l’objet de leur premier culte !

C’est à un principe analogue qu’il faut attribuer les progrès de cette concurrence, contre laquelle nous ne nous lasserons pas de protester. Diviser, c’est affaiblir : vous croyez élever de nouveaux temples à l’art véritable, et ce sont les faux dieux qui s’y installent. De bonne foi, est-ce en ouvrant de nouveaux théâtres que vous pourrez enrichir le répertoire ou compléter le personnel des théâtres qui existent, et qui se plaignent tous d’être dépourvus d’artistes et de pièces capables d’attirer la foule ? Vous voulez encourager, raffermir, et vous disséminez les forces au lieu de les concentrer ! Je ne voudrais, pour preuve à l’appui de mon opinion, que la situation présente de ce Théâtre-Historique, qui devait initier la foule à des émotions délicates et littéraires. Après nous avoir offert d’abord le regain d’un roman-feuilleton, puis une comédie dont le succès a été beaucoup plus comique que la pièce même, il n’a rien trouvé de mieux à nous donner que la traduction improvisée du plus mauvais drame de Schiller. Il serait peu généreux de revenir sur cette École des Familles, qui, fidèle à ses litigieux antécédens, a failli se faire transporter au Palais de Justice pour y rendre le dernier soupir. Il ne manque plus à l’auteur que d’envoyer des huissiers et du papier timbré au public récalcitrant, qui n’a pas consenti à s’aventurer sur la foi des panégyristes ! Lemierre, lorsqu’on donnait une de ses tragédies et que la salle était vide, ce qui arrivait presque toujours, avait l’habitude de dire : « Tout est plein, mais je ne sais où ils se fourre ont. » Aujourd’hui nous avons des poètes qui, non contens de parler comme Lemierre, soutiennent leur dire comme Chicaneau. Voilà pourtant ce qu’il en coûte pour avoir trop caressé les amours-propres d’auteur ! Le directeur du Théâtre-Historique a été sur le point de se voir forcé de jouer quarante fois de suite devant les banquettes. M. Hugo et Janin ont eu le déboire d’être choisis jusqu’au bout pour témoins de ce duel ridicule entre la vanité et le bon sens, et les treize juges qui avaient accueilli le pourvoi de l’École des Familles ont pu lire dans la préface qu’ils étaient les véritables auteurs de la pièce, et que M. Adolphe Dumas ne la signait qu’après eux, Chacun a été puni par où il avait péché.