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désespérante lenteur. L’indolence de leur attitude irrite l’impatience du voyageur. Les mains derrière le dos, ils semblent des promeneurs peu pressés qui flânent sur le bord du Nil. Cependant ces jours de retard ont eux-mêmes leur charme, Il y a plaisir à se sentir glisser sur ce vaste et paisible fleuve sous ce ciel immense et calme, comme dans une gondole sur une lagune. L’aspect des bords du Nil est peu varié. Cependant le regard rêveur trouve toujours quelque objet qui l’arrête : c’est une file de chameaux qui se dessinent sur le ciel et nous donnent le plaisir de penser qu’ils avancent encore plus lentement que nous ; c’est un petit village qui se montre au détour du fleuve ; c’est un couvent copte dans la solitude ; ce sont quelques barques qui descendent ou traversent le Nil ; c’est un oiseau qui perche sur notre mât ou sautille sur le rivage, nous offrant parfois un hiéroglyphe vivant. Tous les bruits naturels plaisent dans le silence. L’aboiement lointain des chiens, le cri du coq, mêlent les souvenirs de la vie rustique à l’impression d’un calme en pleine mer ; les chants, tantôt languissans, tantôt précipités, des matelots bercent la rêverie ou la réveillent agréablement. On arrive ainsi sans ennui du lever au coucher du soleil, ces deux fêtes splendides que nous donne chaque jour la nature. Les barques, séparées par l’inégalité de leur marche, se rejoignent d’ordinaire avant la nuit. On est heureux de se retrouver, on dîne gaiement, on cause le soir comme à Paris.

Après s’être dit adieu jusqu’au lendemain, on regarde un moment les constellations radieuses, dont la place a déjà changé sensiblement depuis notre départ de France. L’étoile polaire s’est abaissée ; le ciel a, comme la terre, un aspect étranger. Rien ne saurait donner une idée de l’éclat des étoiles qui sont sur nos têtes ; on dirait des gouttes d’argent fondu ruisselant dans l’ombre. Les astres ne sont pas collés au firmament, mais semblent suspendus dans l’éther nocturne. Je craignais la longueur de ces journées du Nil ; je sens maintenant qu’il faudra que l’habitude m’ait blasé un peu sur leur charme pour pouvoir consacrer au travail leurs heures rapides.

J’aime le Nil, je m’attache à ce fleuve qui me porte et que j’habite comme on s’attache à son cheval et à sa maison. Tout ce qui concerne la nature, l’histoire, les débordemens réguliers, la source inconnue du Nil, m’intéresse vivement. Aucun fleuve n’a une monographie aussi curieuse. Esquissons-la brièvement.

Presque tous les noms que le Nil a reçus à différentes époques expriment l’idée de noir ou de bleu,[1] deux couleurs que, dans différentes

  1. Les Grecs l’appelaient Mélas (noir), les Hébreux Shior, ce qui a le même sens. Un ancien nom copte du Nil, Amrhiri, veut dire noir. On sait qu’un des affluens supérieurs du Nil s’appelle en arabe Bahr-et-Azrek (le fleuve bleu). Le mot neilos lui-même ressemble au mot sanscrit nilus (bleu ou noir), d’où le persan nil, qui est le nom de l’indigo. Comment cette dénomination indienne ou persane aurait-elle été donnée à un fleuve d’Égypte et serait-elle arrivée en Grèce avant le temps d’Hésiode, chez lequel le mot neilos se trouve déjà ? La réponse est embarrassante, j’en conviens. Je ne puis admettre, avec M. Jacquet, que ce soit par la domination des Perses, car cette domination est postérieure à Hésiode ; mais j’ai peine à croire qu’il n’y ait là qu’une ressemblance fortuite de nom.