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est toujours dupe, que l’histoire n’a jamais été qu’un amas de fables grossières, et qu’il est impossible de croire à rien, bien loin de croire à un plan providentiel. Le gros du genre humain a été et sera toujours imbécile, voilà pour l’histoire de l’esprit humain ; les plus insensés sont ceux qui ont voulu trouver un sens à ces fables absurdes et mettre de la raison dans la folie, voilà pour la philosophie de l’histoire. Un demi-siècle ne s’était pas écoulé depuis que Voltaire avait dispersé de son souffle cruel la sainte poussière des générations, quand Hegel, reprenant la pensée de Vico, trop effacée dans Herder et dans Montesquieu, célébra avec un austère enthousiasme l’esprit universel et ses destinées toujours agrandies. Lequel des deux a raison, de Voltaire ou de Hegel ? On peut l’affirmer, ce n’est pas la pensée de Voltaire qui dirige désormais la science ; notre siècle croit fermement à la signification sérieuse de l’histoire, et la France a accueilli ces hautes doctrines en y ajoutant la précision de son esprit. Eh bien ! voilà un Allemand qui nous arrive, et, pour nous faire hommage, savez-vous ce qu’il imagine ? Il renie, croyant nous flatter, les doctrines que nous avons reçues de ses maîtres ! Avouez qu’il est piquant de voir un fervent disciple de Regel se convertir à la philosophie de l’histoire de l’abbé Bazin !

Beaucoup de personnes, en France, s’obstinent à juger l’Allemagne actuelle d’après le tableau qu’en a tracé Mme de Staël. Nos voisins nous adressent souvent ce reproche ; ils ont tort pourtant, car, si nous les connaissons mal, ils nous le rendent avec usure. Les esprits sont nombreux, au-delà du Rhin, pour qui la France d’aujourd’hui est toujours la France de Voltaire, et, quand M. Arnold Ruge prétend flatter notre orgueil, en reniant l’esprit de notre temps pour l’esprit du dernier siècle, son illusion ne lui appartient pas en propre. Seulement cette erreur chez une intelligence aigrie devient plus obstinée et plus fertile en conséquences mauvaises. C’est ainsi qu’ayant supprimé son pays dans l’histoire des idées, il le désavoue avec injure et s’établit en France comme dans la véritable patrie de son ame. De là, dans les éloges qu’il nous prodigue, je ne sais quoi de suspect et de fâcheux. C’est la punition de ces amitiés factices, qu’on n’ose s’y abandonner avec confiance, et qu’elles semblent toujours une arme impie aux mains d’un transfuge irrité. Et dans quel moment M. Arnold Ruge se sépare-t-il de son pays avec une dureté si méprisante ? Au moment où ce pays travaille noblement à la conquête de ses droits. Il semble qu’il y eût un autre rôle à jouer pour un esprit aussi élevé, pour un cœur aussi ardent que le sien. Certes, c’est toujours un crime d’outrager sa patrie ; mais, quand la patrie s’émeut pour une cause sainte, quand d’une frontière à l’autre le même esprit de réforme, le même espoir de régénération enthousiasme toutes les intelligences, que penser de celui qui choisit une telle heure pour insulter ses frères et se séparer d’eux ? Ce subit attachement