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distraire de sa douleur. Elle préludait ; son ame et ses nerfs tressaillaient ; elle exaltait son amour et son désir au lieu de s’en distraire ; elle brûlait, elle pâlissait, elle devenait plus verte que l’herbe ; alors des chants entrecoupés s’exhalaient de ses lèvres, de ses lèvres toutes tremblantes, toutes frémissantes de baisers inassouvis. Toute cette fureur du désir passait dans ses vers ; le rhythme alors n’était pas une entrave ; le rhythme, au contraire, la soulageait. Comme les chants d’Électre assoupissaient Oreste, le rhythme la berçait, la calmait, l’apaisait : sa passion, d’abord surexcitée, s’affaissait enfin par son excès même ; la lassitude venait, sinon le repos, jusqu’à ce que cette fureur se réveillât encore, pour appeler de nouveau, avec des cris douloureux et peut-être pleins de délices, comme ceux de sainte Thérèse, l’ingrat ou l’ingrate qui la délaissait !

Voilà ce que fut sa poésie, complète et complexe comme la nature humaine elle-même, composée d’ame et de corps. Aussi cette poésie nous ravit-elle, parce qu’elle nous saisit à la fois par l’imagination et par les sens, parce qu’elle nous présente, sous une forme élevée et puissante, le divin mélange du réel et de l’idéal.

Pour ce qui regarde la langue grecque, Sappho contribua à l’enrichir et en même temps à la fixer. L’expression dans Homère est flottante, à grands plis ; Sappho l’ajusta, la serra, mais sans gêner la grace, et seulement comme le rhythme lyrique le demandait. Elle diversifia ce rhythme. Elle composa des hymnes, des odes, des élégies. Elle mêla à son langage choisi les charmes de la prononciation et du dialecte éoliques. Toute l’antiquité admira la Lesbienne presque à l’égal d’Homère, presque au-dessus de Pindare. Je remplirais plus d’une page des noms seuls de ceux qui la vantent. Je me contenterai de citer Aristote, Platon et Plutarque : Aristote, parce que son expression vient encore à l’appui de la thèse que nous avons posée : « Les Mityléniens honorent Sappho, quoiqu’elle soit une femme ; » Platon, qui, dans le Phèdre, la met au nombre des sages, mais ce mot sage, en grec, voulait dire tant de choses ; et Plutarque, qui devient poétique en parlant d’elle : « En vérité, dit-il, ce que cette femme chante est mêlé de feu. » Il faut ajouter encore l’appréciation remarquable du grammairien Démétrios, qui loue Sappho d’avoir su employer convenablement l’hyperbole, l’anadiplose, l’anaphore, la métaphore, la parabole et la métabole.

Mais qu’avons-nous besoin de ces témoignages ? Il suffit de lire le peu qui nous reste d’elle, pour sentir combien elle fut un grand poète, pour l’admirer avec amour. — M. Boissonnade, après avoir relevé l’étourderie de Laharpe, qui dit lestement : « Nous n’avons qu’une douzaine de vers de Sappho, » et mentionné, outre les deux grands morceaux, les fragmens épars que nous venons de traduire, résume tous les jugemens par cette citation charmante :