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contradictoires, en les donnant pour des doutes qui se sont éveillés dans son esprit. Lorsque le philosophe dogmatique a une fois saisi une idée, il la féconde ; lorsqu’il a trouvé une vérité, il la formule et la pose comme loi. Le sage, au contraire, réunit toutes les pensées comme autant de sujets de réflexion et de travail. Un Descartes et un Leibnitz sont, il faut l’avouer, les législateurs de la vérité, ceux qui trouvent le principe et formulent la loi ; mais aussi un Montaigne, un Charron, un Emerson, sont, si je puis le dire, les juristes et les critiques de la vérité : ils appliquent l’inflexible et immuable vérité aux actions des hommes, et souvent ils se sentent embarrassés. De là, interprétations de principes, commentaires moraux, antinomies ; de là scepticisme comme dans Montaigne ou comme dans Emerson, discours et rapports d’opposition, pour qu’on se mette à la recherche de vérités nouvelles, les anciennes ne pouvant suffire. Voilà le rôle utile des sages ; ils sont les critiques des principes.

La vérité, que le sage ne saurait pas formuler en lois, il sait, nous le répétons, l’appliquer aux actes de la vie de chaque jour. Ainsi il fait l’éducation de l’homme, redressant chaque tort à mesure qu’il se présente. Il donne son opinion sur les cas particuliers et les faits isolés. Cette manière de penser et de juger se reflète dans sa manière d’écrire. Il écrit non pour laisser un édifice, mais pour donner son opinion sur tel ou tel sujet qui s’est présenté à sa pensée. Il abandonne à d’autres la gloire d’élever un monument philosophique, car souvent il considère la gloire humaine comme une vanité ; mais ce qu’il ne considère pas comme vaines et frivoles, ce sont les erreurs et les méchancetés humaines : il sait qu’il doit les combattre, et que la première vérité, c’est de détruire l’erreur. Il est content lorsqu’il a exprimé une pensée, découvert un sentiment, jeté un simple aphorisme. Il écrit un peu à bâtons rompus, sans ensemble comme sans système, ne s’inquiétant pas de l’ensemble, mais bien plutôt du détail. On a reproché à Shakespeare de manquer d’unité ; il a vraiment bien autre chose à faire : il faut que toutes ses observations prennent place dans son œuvre, et pour cela il créera dans ses tragédies des épisodes sans rapports immédiats avec le sujet, des personnages secondaires, uniquement pour vérifier une ou deux observations, pour mettre en lumière une ou deux maximes. La méthode du sage est simple : elle consiste à se confier à sa pensée et à sa nature. La spontanéité a le pas chez lui sur la méditation. Ce n’est point l’absence d’éducation et de culture qui détermine cette spontanéité de conception. Ce qui l’explique, c’est l’habitude de penser habituellement et continuellement. Alors les idées se présentent en foule et sans efforts : elles s’appuient les unes sur les autres sans logique apparente, mais au fond avec un enchaînement d’autant plus naturel qu’il est le fruit d’une longue série de méditations. La plante donne sans interruption ses