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croit qu’il ne serait pas besoin de tant de grincemens de dents et de mains tordues de rage. Il est d’ailleurs plein d’équité pour les doctrines et la société qu’il critique ; il trouve que les conservateurs ont des principes légitimes, il pense que les transcendantalistes pourraient bien avoir raison ; il ne fait pas fi de nos doctrines socialistes. Il va chercher ses autorités à travers l’histoire entière de la philosophie, comme Montaigne ses exemples dans les coutumes de tous les peuples, et après avoir écouté ainsi toutes les doctrines modernes avec complaisance et patience, comme un philosophe antique ses serviteurs et ses voisins, il rompt le silence pour nous donner des maximes qu’on dirait sorties tantôt de l’école du Portique, comme celle-ci : « Fais toujours ce que tu as peur de faire ; » tantôt des jardins de l’Académie, comme celle-là : « Un ami est un homme avec lequel je puis toujours être sincère. » Quant à lui, il connaît ses devoirs de philosophe, et il se répète pour lui-même le mot de Sidney : « Descends dans ton cœur et écris. »

Emerson, nous l’avons dit, appartient aussi à la famille des sages anciens par certains côtés ; il leur ressemble par son audace ou plutôt par sa puissance de concentration, par son caractère. Ceci veut être expliqué. La forme de l’essai est singulièrement propre à recevoir toutes les imaginations fortuites, toutes les rêveries, toutes les pensées hasardées qui sont le partage du moraliste et de l’humoriste. Tout le monde sait ce qu’est devenu l’essai entre les mains de Montaigne. Emerson aussi a jeté ses pensées dans cette forme de l’essai si répandue dans la littérature anglaise, où elle a produit des chefs-d’œuvre ; mais, tout en l’employant, il l’a singulièrement modifiée. Qui dit l’essai anglais depuis Addison jusqu’à Hazlitt et Lamb dit l’humour avec ses mille saillies, ses détours sans fin, ses pensées imprévues, dit enfin le manque d’unité racheté par la richesse et l’infinie variété des détails. Il y a dans Emerson un art de composition qui le distingue des autres moralistes. Chacun de ses essais abonde en détails et en observations ; mais, arrivé à la fin du chapitre, on découvre très bien l’harmonie sous cet apparent désordre. Ce qui leur imprime cette unité, c’est le caractère de l’écrivain. « Ces essais, dit Carlyle, sont les soliloques d’une ame vraie. » Nous ne croyons pas en effet qu’Emerson écrive pour faire parade de sagacité et de science ; ce ne sont pas seulement ses imaginations et ses pensées qu’il nous donne, c’est encore son caractère. Il unit la pénétration du critique, la finesse du moraliste à la ténacité de l’apôtre et à l’audace du prédicant puritain. Voilà en quoi il se rattache à la lignée des sages antiques : il a de ceux-ci la force et le caractère ; il a des sages modernes la prudence et la rêverie.

En vertu de cette double parenté, Emerson est à la fois un moraliste et le créateur d’une philosophie morale. Par sa ressemblance avec cette famille d’esprits dont Montaigne est le père, il est un moraliste ; par sa