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inséparablement uni à la nature entière, que chaque individu est lié à toute l’humanité.

« Je la croyais descendue du ciel, la note du moineau chantant à l’aurore sous les rameaux de l’aulne ; sur le soir j’emportai l’oiseau dans son nid à ma demeure. Il chante encore sa chanson, mais aujourd’hui elle ne me plaît pas, car je n’ai pas pu apporter avec moi la rivière et le ciel. Il chantait à mon oreille, mais eux chantaient à mon œil. Les délicats coquillages couvraient le rivage, les bulles de la dernière vague jetaient de fraîches perles sur leur émail, et le tintement de la mer sauvage les félicitait de s’être réfugiés vers moi. J’enlevai les herbes marines, j’essuyai l’écume, et j’apportai à ma demeure ces trésors maritimes ; mais ce sont maintenant de pauvres objets infects et tristes à voir. Ils ont laissé leur beauté sur le rivage, avec le soleil, le sable et le sauvage tumulte des vagues.

« L’amant épiait sa gracieuse fiancée lorsqu’elle se dérobait au milieu de ses compagnes virginales ; il ne savait pas que ce qui l’attirait le plus dans sa beauté était uni à ce chœur blanc comme la neige. À la fin, comme l’oiseau des bois vient à la cage, la jeune fille est allée habiter son ermitage, mais le gai enchantement s’est évanoui ; c’est une charmante femme, mais non pas une fée. »

Cette poésie, et nos citations l’auront prouvé, n’est en quelque sorte qu’un prélude à la philosophie d’Emerson. Si gracieux que soit ce prélude, ce n’est point là, il faut bien le dire, la partie vraiment importante de son œuvre. Après avoir contemplé dans ses traits généraux la physionomie du penseur et du poète, on veut connaître la doctrine qui se traduit tour à tour chez Emerson sous la forme lyrique et dans la libre prose de l’essai.


II.

Le lecteur européen qui ouvre les volumes d’Emerson ne peut se défendre d’une première impression de surprise. Tous les noms des philosophes anciens et modernes sont cités pêle-mêle par le moraliste américain, comme s’ils exprimaient la même opinion. Sceptiques et mystiques, rationalistes et panthéistes, sont à côté les uns des autres. Schelling, Oken, Spinoza, Platon, Kant, Swedenborg, Coleridge, se rencontrent dans la même page. Dans ce pays de la démocratie, tous les penseurs paraissent frères. Ce pêle-mêle donne aux doctrines européennes une trompeuse apparence d’unité. Aux yeux d’Emerson, la distance efface les différences et les réunit toutes dans la même lumière. Faut-il s’en étonner ? L’antiquité aujourd’hui nous apparaît belle et calme ; croyez-vous qu’il n’y ait pas là-dessous quelque erreur ? croyez-vous que dans l’antiquité il n’y ait pas eu des âpretés de polémique, du retentissement et du bruit dans les écoles, des controverses pleines de haines[1], de fougueux enthousiasmes, des dissidences ? Mais le temps

  1. Je ne prendrai qu’un exemple. Lisez, dans le premier livre de la Métaphysique, le jugement qu’Aristote porte sur Platon.