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Mais s’il en est ainsi, dira-t-on, si les ouvrages qui reflètent incontestablement le mieux le vrai caractère national, si les romances et les chansons de geste contiennent en Espagne aussi peu d’élémens romanesques ; si, au contraire, les traits distinctifs de la chevalerie espagnole sont le bon sens, la franchise, l’élan sans tergiversation ni équivoque des passions bonnes ou mauvaises, la sincérité des sentimens, toujours logiques et conséquens avec eux-mêmes, allant droit au fait dans les paroles et droit au but dans les actions ; si le merveilleux et le surnaturel tiennent si peu de place dans les premières créations de leur esprit, et qu’esclaves de la vérité dans la vie réelle, ils aient gardé constamment le respect de la vraisemblance dans leurs fictions ; s’il en est ainsi, dira-t-on, où donc Michel Cervantes a-t-il pris l’idée et le modèle de son chef-d’œuvre ? A quel être de raison sa poétique satire s’adresse-t-elle ? Dans quelle province inconnue des Espagnes a-t-il entendu pousser des soupirs pour des amours imaginaires ? Où a-t-il vu donner dans les grands chemins de grands coups d’épée en l’air et sans motif ? Où a-t-il rencontré la rêverie vague et creuse dans ce pays si sain, où il n’existe que si peu de cerveaux fêlés ou vicies, dans ce pays des formes et des couleurs précises, où l’on ne connaît guère que la beauté visible et palpable, et où les rêves de l’extase religieuse elle-même ont dû revêtir des formes sensibles ? Cervantes s’est-il donc livré à un jeu d’esprit sans but, à une critique sans objet, à une peinture purement d’imagination ? Non, non ; je suis bien loin de vouloir tirer de ce qui précède une conclusion aussi absolue. L’extravagante bibliothèque de don Quichotte, livrée aux flammes par le curé, la nièce et la gouvernante du bon hidalgo, après sentence dûment prononcée, forme à l’immortelle satire une base très solide et très réelle. Je n’essaierai pas de le nier : il existe un corps de délit. Des monceaux de fadaises chevaleresques, imprimées au commencement du XVIe siècle, témoignent d’un singulier désordre dans les esprits ; mais il faut distinguer : la chevalerie que Cervantes a si joyeusement bafouée, ce n’est pas la grave chevalerie de son pays, dont il était lui-même un des derniers et des plus honorables représentans ; ce qu’il flagelle à outrance, ce n’est pas le génie espagnol ; au contraire, c’est au profit de ce dernier qu’il censure l’importation dans sa patrie d’une littérature étrangère, pleine de folie et de licence, qui usurpait l’admiration publique et tendait à altérer les mœurs nationales. En effet, les fictions gracieuses et peu édifiantes du cycle d’Artus et de la Table-Ronde, Lancelot du Lac, Tristan de Léonois, toute cette chevalerie romanesque et voluptueuse de notre France au XIIIe siècle, n’avaient eu, à l’origine, que peu ou point d’écho en Espagne. Le fondement de toute cette littérature féerique et licencieuse, la raillerie du mariage, était, comme nous l’avons dit, profondément antipathique à la jalousie castillane. On peut voir, en parcourant la section des romances