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plus beau sans doute, le rend souverainement inélégant sous les vêtemens étriqués de l’Europe, avec lesquels l’Antinoüs lui-même aurait l’air d’un épais campagnard. C’est le moment où les robes flottantes, les vestes brodées, les caleçons à vastes plis et les larges ceintures hérissées d’armes des Levantins leur donnent justement l’aspect le plus majestueux. Avançons d’un lustre encore, voici des fils d’argent qui se mêlent à la barbe et qui envahissent la chevelure ; cette dernière même s’éclaircit, et dès-lors l’homme le plus actif, le plus fort, le plus capable encore d’émotion et de tendresse, doit renoncer chez nous à tout espoir de devenir jamais un héros de roman. En Orient, c’est le bel instant de la vie ; — sous le tarbouch ou le turban, peu importe que la chevelure devienne rare ou grisonnante ; le jeune homme lui-même n’a jamais pu prendre avantage de cette parure naturelle ; — elle est rasée ; il ignore dès le berceau si la nature lui a fait les cheveux plats ou bouclés. Avec la barbe teinte au moyen d’une mixture persane, l’œil animé d’une légère teinte de bitume, un homme est, jusqu’à soixante ans, sûr de plaire, pour peu qu’il se sente capable d’aimer.

Oui, soyons jeunes en Europe tant que nous le pouvons, mais allons vieillir en Orient, — le pays des hommes dignes de ce nom, la terre des patriarches ! En Europe, où les institutions ont supprimé la force matérielle, la femme est devenue trop forte. Avec toute la puissance de séduction, de ruse, de persévérance et de persuasion que le ciel lui a départie, la femme de nos pays est socialement l’égale de l’homme, — c’est plus qu’il n’en faut pour que ce dernier soit toujours à coup sûr vaincu. J’espère que tu ne m’opposeras pas le tableau du bonheur des ménages parisiens pour me détourner d’un dessein où je fonde mon avenir ; j’ai eu trop de regret déjà d’avoir laissé échapper une occasion pareille au Caire. — Il faut que je m’unisse à quelque fille ingénue de ce sol sacré qui est notre première patrie à tous, que je me retrempe à ces sources vivifiantes de l’humanité, d’où ont découlé la poésie et les croyances de nos pères !

Tu ris de cet enthousiasme, qui, je l’avoue, depuis le commencement de mon voyage, a déjà eu plusieurs objets ; — mais songe bien aussi qu’il s’agit d’une résolution grave et que jamais hésitation ne fut plus naturelle. Tu le sais, et c’est ce qui a peut-être donné quelque intérêt jusqu’ici à mes confidences, j’aime à conduire ma vie comme un roman, et je me place volontiers dans la situation d’un de ces héros actifs et résolus qui veulent à tout prix créer autour d’eux le drame, le noeud, l’intérêt, l’action en un mot. Le hasard, si puissant qu’il soit, n’a jamais réuni les élémens d’un sujet passable, et tout au plus en a-t-il disposé la mise en scène ; aussi, laissons-le faire, et tout avorte malgré les plus belles dispositions. Puisqu’il est convenu qu’il n’y a que deux sortes de dénoûmens, le mariage ou la mort, visons du moins à l’un des deux,