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les scarabées égyptiens, qui portent le monde au-dessus de leur tête. Tu me connais pour superstitieux, et tu penses bien que je tirai un augure quelconque de cette intervention symbolique tracée à travers mon chemin. — Je revins sur mes pas avec la pensée d’un obstacle contre lequel il me faudrait lutter.

Je me suis hâté, dès le lendemain, de retourner chez Mme Carlès. Pour donner un prétexte à cette visite rapprochée, j’étais allé acheter au bazar des ajustemens de femme, une mandille de Brousse, quelques pics de soie ouvragée en torsades et en festons pour garnir une robe, et des guirlandes de petites fleurs artificielles que les Levantines mêlent à leur coiffure. — Lorsque j’apportai tout cela à l’esclave, que Mme Carlès, en me voyant arriver, avait fait entrer chez elle, celle-ci se leva en poussant des cris de joie et s’en alla dans la galerie faire voir ces richesses à son amie. Je l’avais suivie pour la ramener, en m’excusant près de Mme Carlès d’être cause de cette folie ; mais toute la classe s’unissait déjà dans le même sentiment d’admiration, et la jeune fille druse avait jeté sur moi un regard attentif et souriant qui m’allait jusqu’à l’ame. — Que pense-t-elle ? me disais-je ; elle croira sans doute que je suis épris de mon esclave, et que ces ajustemens sont des marques d’affection. Peut-être aussi tout cela est-il un peu brillant pour être porté dans une école ; j’aurais dû choisir des choses plus utiles, par exemple des babouches ; celles de la pauvre Zeynèby ne sont plus d’une entière fraîcheur. Je remarquais même qu’il eût mieux valu lui acheter une robe neuve que des broderies à coudre aux siennes. Ce fut aussi l’observation que fit Mme Carlès, qui s’était unie avec bonhomie au mouvement que cet épisode avait produit dans sa classe : — Il faudrait une bien belle robe pour des garnitures si brillantes !

— Vois-tu, dit-elle à l’esclave, si tu voulais apprendre à coudre, le sidi (seigneur) irait acheter au bazar sept à huit pics de taffetas, et tu pourrais te faire une robe de grande dame. — Mais certainement l’esclave eût préféré la robe toute faite.

Il me sembla que la jeune fille druse jetait un regard assez triste sur ces ornemens, qui n’étaient plus faits pour sa fortune, et qui ne l’étaient guère davantage pour celle que l’esclave pouvait tenir de moi ; — je les avais achetés au hasard, sans trop m’inquiéter des convenances et des possibilités. Il est clair qu’une garniture de dentelle appelle une robe de velours ou de satin ; tel était à peu près l’embarras où je m’étais jeté imprudemment. De plus, je semblais jouer le rôle difficile d’un riche particulier, tout prêt à déployer ce que nous appelons un luxe asiatique, et qui, en Asie, donne l’idée plutôt d’un luxe européen.

Je crus m’apercevoir que cette supposition ne m’était pas en général défavorable. Les femmes sont, hélas ! un peu les mêmes dans tous les pays. Mme Carlès eut peut-être aussi plus de considération pour