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temps déjà, le prince regrettait l’autorité trop grande qu’il avait laissé prendre des inférieurs, et, en voulant agir par lui-même, il s’étonnait de rencontrer toujours des résistances parmi les ulémas, cachefs et moudhirs, tous dévoués à Argévan. C’est pour échapper à cette tutelle, et afin de juger les choses par lui-même, qu’il s’était précédemment résolu à des déguisemens et à des promenades nocturnes.

Le calife, voyant qu’on ne s’occupait que des affaires courantes, arrêta la discussion, et dit d’une voix éclatante : — Parlons un peu de la famine ; je me suis promis aujourd’hui de faire trancher la tête à tous les boulangers. — Un vieillard se leva du banc des ulémas, et dit : — Prince des croyans, n’as-tu pas fait grace à l’un d’eux, hier dans la nuit ? — Le son de cette voix n’était pas inconnu au calife, qui répondit : — Cela est vrai, mais j’ai fait grace à condition que le pain serait vendu à raison de dix ocques pour un sequin.

— Songe, dit le vieillard, que ces malheureux paient la farine dix sequins l’ardeb. Punis plutôt ceux qui la leur vendent à ce prix.

— Quels sont ceux-là ?

— Les moultezims, les cachefs, les moudhirs et les ulémas eux-mêmes, qui en possèdent des amas dans leurs maisons.

Un frémissement courut parmi les membres du conseil et les assistans, qui étaient les principaux habitans du Caire.

Le calife pencha la tête dans ses mains et réfléchit quelques instans. Argévan irrité voulut répondre à ce que venait de dire le vieil uléma, mais la voix tonnante de Hakem retentit dans l’assemblée

— Ce soir, dit-il, au moment de la prière, je sortirai de mon palais de Rodda, je traverserai le bras du Nil dans ma cange, et, sur le rivage, le chef du guet m’attendra avec son bourreau ; je suivrai la rive gauche du calisch (canal), j’entrerai au Caire par la porte Bab-el-Tahla, pour me rendre à la mosquée de Rachida. A chaque maison de moultezim, de cachef ou d’uléma que je rencontrerai, je demanderai s’il y a du blé, et, dans toute maison où il n’y en aura pas, je ferai pendre ou décapiter le propriétaire.

Le vizir Argévan n’osa pas élever la voix dans le conseil après ces paroles du calife, mais, le voyant rentrer dans ses appartemens, il se précipita sur ses pas, et lui dit : — Vous ne ferez pas cela, seigneur !

— Retire-toi ! lui dit Hakem avec colère. Te souviens-tu que, lorsque j’étais enfant, tu m’appelais par plaisanterie le Lézard… Eh bien ! maintenant le lézard est devenu le dragon.


IV.

Le soir même de ce jour, quand vint l’heure de la prière, Hakem entra dans la ville par le quartier des soldats, suivi seulement du chef