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Djabal se sent incapable d’un si noble sacrifice. Anael s’éloigne, et, dénonçant ses projets, elle est sur le point de les faire avorter. Toutefois, au moment suprême, lorsqu’un mot de sa bouche peut détruire l’enthousiasme des Druses pour leur faux prophète, lorsqu’elle voit Djabar à sa merci, la pitié, l’amour, l’emportent. Elle s’est empoisonnée et tombe morte à ses pieds, après l’avoir proclamé Hakim. Les Druses voient dans le trépas d’Anael le châtiment de ses blasphèmes et la preuve manifeste de l’intervention divine en faveur de leur chef. L’occasion serait belle pour briser leur joug et les ramener au Liban ; mais Djabal, renonçant à ses ambitieux projets, se poignarde sur le corps de la jeune fille morte pour lui.

Luria, comme Othello, est un capitaine more au service d’une république italienne. Florence, ingrate envers lui, n’en est pas moins l’objet de son entier dévouement. Tandis que cette démocratie soupçonneuse, l’entoure d’espions, tandis qu’elle cherche à glisser la trahison jusque dans les baisers de sa maîtresse, tandis qu’elle lui prépare, au lieu du triomphe, un jugement et un trépas ignominieux, Luria, qui n’ignore aucune de ses perfidies, lui reste fidèle envers et contre tous, quitte à mourir, le cœur brisé, quand il aura fait triompher ses armes et vaincu les troupes de Lucques. C’est là son unique vengeance, c’est là aussi le dénoûment du drame, qui rappelle à certains égards les principales situations du Carmagnola de Manzoni.

À côté de ses tragédies et de ses comédies fantastiques, Browning a placé, dans son dernier recueil, ce qu’il appelle Dramatic Lyrics, c’est-à-dire de petites poésies, la plupart, en effet, reposant sur une action qui, développée, deviendrait un drame. La Dolorida de M. de Vigny, Jeanne la Rousse de Béranger, mais surtout certaines ballades allemandes, comme le Chasseur sauvage de Burger, l’Infanticide de Schiller, la Lorelei de Clément Brentano, Dame Siègelinde de Louis Uhland, le Prince le plus riche de Justin Kerner, donnent, avec des nuances bien différentes, une idée de ce genre mixte. C’est là qu’on peut le mieux, et aussi le plus favorablement, apprécier les qualités du jeune poète anglais. L’énergie soutenue de son style, pénible dans un drame de longue haleine, éclate dans un cadre plus resserré. L’effort laborieux, le manque de naïveté, s’aperçoivent moins ; et, si Browning n’avait point fait de drames, on le jugerait, sur ces courtes ballades, doué de toutes les qualités qui font réussir au théâtre. Le Laboratoire, le Confessionnal, par exemple, sont des tragédies résumées, où la passion la plus délirante s’exprime avec une formidable violence. L’une nous transporte dans un cabinet d’alchimiste, où, masquée de verre et penchée sur le creuset fumant, une grande dame, que torture la jalousie, attend le poison destiné à sa rivale.