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prononça en indien l’historique sentence de condamnation. Des cris si tumultueux l’accueillirent, que le malheureux lepero (car c’en était un qui, pour quelques réaux, s’était chargé du rôle du Christ) sembla craindre que le drame ne prît une fâcheuse tournure et s’écria en espagnol :

— Je crois, caramba ! que j’aurais mieux fait de m’en tenir au rôle du bon larron. Seigneur alcade, n’oubliez pas que c’est trois réaux de plus pour le divin Rédempleur.

— Bon ! dit l’alcade en repoussant le lepero, qui s’était, au mépris de la vérité historique, réfugié sur le tribunal même. En ce moment, un des soldats qui entouraient le Christ, plus fidèle à son rôle que l’effronté lepero, appliqua un soufflet sur la joue de ce dernier. Dès-lors le lepero ne se contint plus ; il éclata en jurons et infligea la peine du talion à ses persécuteurs ébahis. Ce fut une mêlée générale, une lutte entre l’acteur qui oubliait complètement l’esprit de son rôle, et les Indiens, qui le gourmaient avec une ardeur vraiment digne des suppôts d’Hérode. La lutte se termina par un sacrifice héroïque de l’alcade, qui, pour vaincre l’obstination du lepero, dut lui promettre six réaux au-delà du prix convenu. À cette condition, le drôle consentit à marcher vers le calvaire au milieu des Indiens, qui entraînèrent, en l’injuriant et en le frappant de plus belle, le captif subitement radouci.

Revenu de son émotion, l’alcade se retourna vers nous : il avait hâte de prononcer une sentence que nous attendions, pour notre part, avec une anxiété mal dissimulée. En le voyant se concerter avec le greffier et se préparer à lire notre condamnation, je lançai un triste regard au moine. Celui-ci me répondit au contraire par un sourire qui respirait une pleine confiance. J’eus bientôt l’explication de ce changement subit dans l’attitude de fray Serapio. Le moine avait pris son parti, et, pour échapper à l’incarcération qui nous menaçait tous, il avait résolu de faire appel aux sentimens religieux dont l’alcade et son escorte venaient de donner des preuves éclatantes. Fort heureusement fray Serapio avait raisonné juste. Au moment où l’alcade se levait pour prononcer la sentence, le moine s’approcha gravement du tribunal, arracha le mouchoir qui lui servait de résille et présenta au magistrat sa tête tonsurée. Ce fut un coup de théâtre. Le même homme qui, il y avait un instant à peine, affectait vis-à-vis de nous un orgueil intraitable, se précipita confus et tremblant aux pieds du franciscain.

— Ah ! saint père ! s’écria l’Indien, que ne le disiez-vous plus tôt ! A tout prendre, on peut être honnête homme sans connaître les vertus du matlalquahuitl.

Fray Serapio aurait pu se dispenser de répondre à l’Indien prosterné. Il daigna bien avouer qu’il voyageait sous ce déguisement et avec cette escorte pour remplir une mission d’intérêt religieux, et l’alcade, qui