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de plus haut, rien ne doit échapper à l’autre, et ce n’est qu’en les associant qu’on obtient la vérité tout entière. L’aigle voit à sa façon, le lynx à la sienne, mais tenons pour certain que l’œil de l’aigle et celui du lynx réunis formeraient cet οφθαλυος des Grecs, qui est le symbole de la perfection idéale dans l’art.

En vivant toujours d’accord, la poésie et la critique feraient donc merveille : ce serait un âge d’or. Malheureusement les mésintelligences surviennent souvent entre ces deux puissances. Obligées à la vie commune, elles ne comprennent pas tout le charme qu’elles trouveraient à faire bon ménage ; elles se querellent, se déchirent, se calomnient, et la poésie pousse quelquefois les choses si loin, qu’elle ne veut reconnaître aucune utilité à la critique, et qu’elle la chasserait sans façon de la république, si elle avait le pouvoir en main. Cependant la justice n’est pas plus indispensable dans un gouvernement que la critique dans une littérature. N’est-ce pas, en effet, la critique qui est appelée à maintenir l’ordre dans ce pays de l’imagination où les troubles pénètrent si facilement, et où, pour un grand et véritable révolutionnaire qui apparaît de loin en loin, on rencontre à chaque coin de rue des centaines d’émeutiers ? N’est-ce pas la critique qui se charge de faire respecter la propriété d’autrui et de restituer à chacun ce qui lui appartient, au milieu des fraudes continuelles et des larcins qui se commettent dans ce pays, soit dans l’ombre, soit en plein jour, car, s’il y a des voleurs honteux, il y a aussi des voleurs impudens ? Quand les vastes domaines de l’art, avec leurs forêts touffues et profondes, leurs blondes et abondantes moissons, sont la proie de quelque pillage, — et il y a toujours à craindre quelque jacquerie de ce côté, — n’est-ce pas la critique qui s’oppose à la fureur des pillards, qui les combat pendant l’action et qui les juge après coup ? De même, quand ce n’est plus la destruction et l’incendie qui menacent ces beaux domaines, mais la pauvreté et la disette ; quand les vieux sillons sont en friche et qu’on ne cherche pas à en creuser de nouveaux, n’est-ce pas encore la critique qui demande une levée de bras, indique les terrains féconds et donne du cœur aux travailleurs ? Elle n’est donc pas si inutile, et la poésie a tort, au moins dans ce reproche. A-t-elle raison lorsque, transportant ailleurs la querelle, elle condamne la critique à un labeur secondaire et l’accuse de médiocrité d’esprit ?

Sans doute l’éclat reluysant, pour parler comme Amyot, appartient au poète. Le critique n’a pas une auréole aussi rayonnante et ne parle pas au milieu de tant d’éclairs. Doit-on en induire que la médiocrité d’esprit est irrévocablement son partage ? Ce serait ne pas se rendre compte des qualités nécessaires pour constituer un grand critique, et, au lieu de songer à Aristote, ce serait songer à l’abbé Le Batteux. Pour comprendre les lois de l’art, les restreindre et les agrandir à propos, ne faut-il