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chose à ses puissans voisins, ils s’en dédommageaient par le maraudage sur les marches des deux duchés ; ce qu’on avait enlevé en grand au comte était reconquis en détail par les vassaux. De là des épreuves continuelles pour leur patience et leur courage. Bientôt dégoûtés de faire la course sur le territoire des Bretons, que leur indigence rendait plus dangereux que profitables à dépouiller, ils se retournèrent contre l’opulente population de la Normandie, et comme dans ces luttes individuelles le pauvre, plus audacieux et plus endurci, l’emporte habituellement sur le riche, on vit s’établir peu à peu le proverbe qu’un Manceau valait un Normand et demi.

Plus tard, lorsque l’unité de la monarchie française eut mis fin à ces querelles de voisinage, l’établissement des gabelles entretint les habitudes guerroyantes. Le sel, ce sucre du pauvre, comme l’a appelé un grand poète, ne coûtait qu’un sou la livre en Bretagne, grace aux franchises de la province ; dans le Maine, la ferme le faisait payer treize sous ! Les gentilshommes obtenaient, à la vérité, chaque année, une distribution de sel royal qui leur était livré exempt d’impôt ; mais les paysans devaient se fournir aux greniers de la gabelle, où les commis trompaient sur le prix, sur la qualité, sur la mesure. Bien plus, le droit d’économiser en se privant leur était interdit. Chaque imposable avait un minimum de consommation fixé par les règlemens. La ferme vendait son sel, comme nous avons vu de nos jours les Anglais vendre leur opium, sous peine d’amendes et à coups de fusil. Les amendes étaient pour les consommateurs récalcitrans, les coups de fusil pour les faux-saulniers. On donnait ce nom aux contrebandiers qui allaient chercher en Bretagne le faux sel, c’est-à-dire le sel dont la gabelle n’avait point légitimé l’introduction. Presque tous les paysans voisins de la frontière bretonne s’adonnaient à ce dangereux commerce. Munis d’un double sac qu’ils chargeaient sur leurs épaules, armés de ce long bâton, nommé ferte, avec lequel ils franchissent les douves et les haies, les Manceaux déroutaient les recherches des gabeleurs, les combattaient au besoin, et affrontaient la ruine, les galères ou la mort avec une audace invincible, mais calculée ; car, si le courage est une vertu commune à toutes les populations qui soutinrent la guerre civile contre la république, il faut reconnaître qu’il s’y montre sous des formes singulièrement différentes. Brillant chez le Vendéen et le Normand, silencieux chez le Breton, il prend chez le paysan du Maine quelque chose de raisonnable qui peut nuire à sa grace, mais lui ôte en même temps une partie de son péril. Les premiers sont téméraires par goût, le Manceau ne l’est jamais que par réflexion. Il ne connaît point les fantaisies vaillantes, et laisse aux autres le luxe du courage pour n’en retirer que le profit. Véritable Hollandais de France, il regarde l’audace comme un capital qu’il faut avant tout bien placer.