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à plusieurs amendes et n’avaient pu se faire payer, arrivèrent pour saisir les meubles de la closerie ; mais les Cottereau, avertis à temps, avaient tout transporté chez les voisins, et les commis ne trouvèrent que les quatre murs. Cependant ils ne se déconcertèrent point. La maison venait d’être couverte à neuf ; ils appelèrent des ouvriers pour enlever les ardoises et la charpente afin de tout vendre au plus offrant. Jean ne se fâchait jamais contre ceux qui étaient dans leur droit. Au lieu de se plaindre, il aida lui-même comme couvreur à tout démolir, et, le soir arrivé, il alla inviter les commis à examiner si les choses avaient été faites à leur fantaisie. Les commis, qui triomphaient, vinrent sans défiance ; mais à peine furent-ils entrés, que Jean referma la porte à double tour en leur criant que, puisqu’ils préparaient aux autres des maisons sans toits, il était juste qu’ils en fissent l’expérience, et, comme la pluie commençait à tomber, il leur souhaita la bonne nuit et alla rejoindre les siens au village.

Ce tour-là, au dire de mon oncle, lui coûta plus de deux cents écus. Lui et ses deux frères, les faux-saulniers, furent bientôt traqués comme des renards. Les saisies et les condamnations avaient ruiné la famille des Poiriers. On devait au métayer, au meunier, au fournier, à tout le monde ; le gas meztoux jaunissait de dépit de ne pouvoir faire passer, sans être pris, une poche de faux sel. Il partit enfin accompagné d’une bande de mauvais garçons décidés, comme lui, à se faire place avec la ferte. On rencontra les gabeleurs, il y eut bataille, et Jean tua le plus hardi des agresseurs, petit Pierre, surnommé le fin gabelou. Ce fut une grande épouvante pour tous les faux-saulniers qui se trouvaient présens au meurtre : ils crièrent à Jean de regagner la Bretagne, où il lui serait facile de se cacher quelque temps ; mais le gas mentoux répondit comme d’habitude : Y a pas de danger, si bien que le soir même il était pris et conduit à la prison de Laval. Sa condamnation ne pouvait être mise en doute, car les crimes de faux-saulnier étaient jugés par la gabelle elle-même, qui se trouvait ainsi prononcer dans sa propre cause. La veuve Cottereau comprit-elle sur-le-champ le danger ? Quand on vint lui annoncer l’arrestation de Jean, elle était occupée à traire la seule chèvre restée aux Poiriers après les confiscations. Elle se leva épouvantée en criant : Jésus ! le gas mentoux sera pendu ! mais elle reprit courage presque aussitôt, chaussa sa meilleure paire de souliers, à ce que dit la complainte, et courut chez les princes de Talmont, qui avaient toujours protégé sa famille. Par malheur ils venaient de partir pour la cour. La veuve resta près d’une heure assise sur l’escalier de la maison comme une condamnée qui attend le couteau. Enfin, tout d’un coup elle se leva en disant : — Il n’y a que le roi qui peut me donner la grace de Jean.- Et, prenant ses souliers dans sa main, elle se mit en route pour Versailles.