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Don Jaime fit alors quelques pas vers moi, tandis que la jeune créole voilait, en se détournant, sa figure de ses deux mains, avec ce singulier mélange de passion et de pudeur qui prêtait un charme si attrayant à sa beauté.

— Vous n’irez pas plus loin, me dit le Biscayen ; aussi bien vous n’en avez fait que trop pour votre responsabilité, et je n’ai que trop abusé de vous ; mais, avant de nous séparer, j’ai un dernier service à vous demander : c’est celui de troquer votre manteau contre le mien ; le vôtre sera pour moi une sécurité de plus.

Je consentis à l’échange qu’il sollicitait.

— Vous ne gagnerez pas à ce marché, reprit don Jaime en souriant ; mais, puisque vous ne savez pas où vous allez, peut-être le hasard vous poussera-t-il à Guanajuato. Je passerai une quinzaine de jours dans l’une des auberges de la ville, et vous m’y trouverez sans doute, trop heureux de pouvoir vous exprimer une fois encore une reconnaissance que je conserverai toute ma vie.

Le moment était venu de nous séparer. Nous aidâmes doña Luz à remonter sur son cheval ; puis don Jaime se remit lui-même en selle. Détachant alors la mandoline suspendue à ses arçons

— Prenez-la, me dit-il. Pendant long-temps cette mandoline et l’espérance ont été ma seule fortune ; aujourd’hui, à la place de l’espérance, Dieu m’a donné la réalité. Gardez-la en souvenir de moi.

Des larmes vinrent mouiller ses paupières. Il me tendit de nouveau la main, doña Luz me paya d’un sourire plus qu’elle ne me devait, et tous deux s’éloignèrent. Je les suivis du regard en pensant involontairement à la distance fatale qui sépare trop souvent la coupe des lèvres. La brume matinale les eut bientôt dérobés à mes yeux.


IV.

Resté seul au milieu de la plaine déserte du Cazadero, je demeurai quelque temps, je l’avoue, fort embarrassé. Assez loin encore de toute habitation, je me demandai si je ne devais pas tourner bride et regagner l’hacienda d’Arroyo-Zarco ; mais le soleil éclairait si vivement la plaine, l’air du matin était si bienfaisant, que l’hésitation et le découragement disparurent comme les vapeurs sur les collines, qui avaient repris leur teinte azurée. Je me remis en route. Deux lieues à peine devaient me séparer de la venta de la Soledad, où j’avais donné rendez-vous à Cecilio. L’hôte, me voyant arriver avec une guitare en bandoulière, me prit pour quelque touriste mélomane venu à point pour le distraire, et me parla de son goût pour la musique en homme qui avait grand désir de m’entendre. Je dus répondre à ses instances par