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la justice ? Je croyais assister à un terrible duel ; je croyais que la douleur du fils illégitime demandant une mère à la femme orgueilleuse de qui il tient la vie, je croyais que ses instances, ses efforts, son obstination à vaincre par la gloire cet implacable orgueil, je croyais enfin que cette lutte désespérée suffirait à l’imagination du poète, et qu’il y avait là de quoi faire frémir devant nous les plus vives passions du cœur de l’homme. L’auteur en a décidé autrement, il a préféré les déclamations et les antithèses. Voilà où l’ont conduit ses mauvaises préoccupations sociales. Rendons-lui du moins cette justice, qu’un talent moins heureux que le sien aurait succombé sous le poids d’un système si faux, et qu’il s’en est tiré fort habilement. Une fois ces réserves faites, je n’ai plus qu’à louer les allures vives et animées du dialogue, la dextérité du style, et, dans plusieurs parties du drame où la poésie reparaît, certains développemens passionnés, certains cris du cœur, qui suffisent à racheter bien des fautes. A tout prendre, ce début promettait un poète.

M. Gutzkow avait hâte de montrer qu’il possédait avec la science du dialogue cette fertilité d’esprit, cette invention rapide, qui, contenue dans les justes limites de l’art, est un des signes auxquels se reconnaît une véritable vocation dramatique. Depuis le jour où il a abordé le théâtre, l’ardent écrivain ne s’est plus détourné de son but, et chaque année a apporté son succès, car n’est-ce pas un succès de passionner sérieusement la foule, alors même que l’on se trompe, et de mériter la discussion des juges éclairés ? Richard Savage a été représenté à Francfort en 1839 ; l’année suivante, M. Gutzkow faisait jouer à Hambourg un nouveau drame intitulé Werner.

Werner est jeune, riche, envié de tous. Sorti d’une pauvre et honnête famille, il a étudié dans les hautes écoles de l’Allemagne et est devenu en quelques années un jurisconsulte éminent. Sa renommée lui a ouvert le chemin des honneurs ; un patricien, un grand magistrat, lui a donné sa fille, exigeant seulement qu’il prît le nom de sa famille nouvelle : Henri Werner s’appelle aujourd’hui Henri de Jordan… Que lui manque-t-il ? Placé très haut dans les fonctions publiques, appelé à des destinées plus élevées encore, la fortune, s’il est ambitieux, fournira à son mérite des occasions éclatantes. S’il aime l’étude paisible au sein de l’opulence, certes il a le bonheur sous la main. Si les joies de la famille suffisent à son cœur, il est chéri de tous, sa femme l’aime avec dévouement, et ses deux beaux petits enfans ouvrent à son ame toutes les perspectives dorées de l’espérance. Encore une fois, qu’est-ce donc qui lui manque ? Pourquoi son cœur est-il inquiet, pourquoi son front soucieux ? Rien n’est changé pourtant dans l’existence de Werner ; les mêmes joies l’entourent, les mêmes occasions sont offertes à son activité. Chose étrange, subtile, inexplicable, ce qui