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Je ne sais comment exposer au lecteur le singulier drame que le poète appelle Une Feuille blanche. L’action a pour base une subtilité si étrange, qu’il semble impossible, je ne dis pas de la discuter, mais seulement de la faire connaître. Gustave Holm est un jeune naturaliste qui a fait de lointains voyages et cherché la science sur les rives inexplorées. Avant de quitter l’Allemagne et l’Europe, il a été fiancé à une jeune fille qu’il aimait. Plus de cinq ans sont écoulés ; il arrive de Londres en compagnie d’une famille allemande qu’il a rencontrée en Angleterre. Cette famille venait de perdre son chef, et des affaires graves pesaient sur elle quand Gustave Holm lui offrit ses services. Il est tout naturel que Gustave soit aimé de la fille de la maison, et la gracieuse Éveline ne dissimule qu’à demi le secret désir de son cœur : vain espoir ! Gustave ne voit rien ; il est forcé de quitter ses amis, il a hâte de retourner dans la petite ville où sa fiancée l’attend. Hélas ! cinq ans sont un long terme pour la fragile espèce humaine, et il n’en faut pas tant pour dissiper bien des rêves. Cette fiancée qu’il va retrouver, ce n’est plus l’élégante jeune fille, la poétique apparition qui enivrait son ame à vingt ans ; c’est une femme de ménage, une bonne et vulgaire créature dont l’intelligence ne s’élève guère au-delà du livre de recettes et de dépenses. On comprend le désespoir de Gustave Holm, mais sa promesse l’enchaîne. Une chose pourtant, un sentiment indéfinissable l’attriste et l’inquiète ; si décidé qu’il soit à accepter le sacrifice, il y a je ne sais quelle préoccupation qui le tourmente ; il lui semble qu’il a oublié d’accomplir un devoir, de remplir une obligation sacrée, et quand il se demande quel est ce devoir, quelle est cette obligation, d’où lui vient enfin ce vague et bizarre remords, c’est vainement qu’il interroge sa conscience alarmée, vainement qu’il frappe son front et qu’il s’impatiente contre lui-même. Voulez-vous avoir la clé de ce mystère ? Le jour où Gustave a quitté Éveline ; Éveline, que ce départ remplit de deuil, le prie au moins de laisser à la famille un souvenir de son passage. Gustave emporte l’album d’Éveline et promet de remplir une page qu’il lui enverra dans quelques jours. Or, Gustave a oublié cette page blanche, et c’est là le souvenir confus qui l’agite. Telle est la puérile situation que l’auteur développe dans maintes scènes avec une insistance ridicule, et qui fait le nœud même du drame, comme si le récent souvenir d’Éveline ne devait pas se réveiller tout à coup dans l’ame de Gustave Holm après les mécomptes dont il est victime ! comme s’il lui fallait cet étrange avertissement de la feuille blanche ! et comme si un doute d’un instant, une hésitation, un manque de mémoire, pouvaient se transformer en une situation théâtrale et occuper un drame tout entier ! En vérité, on a peine à comprendre l’extrême puérilité d’une invention pareille, et cependant il y a un tel mérite de style, il y a des qualités littéraires si rares, un dialogue si vif et si ingénieux, que l’un