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sans intérêt d’utiliser dans une sorte de tableau synoptique les renseignemens contenus dans la Littérature française contemporaine, et de dresser, à l’aide de quelques autres publications bibliographiques, telles, par exemple, que les tables du Journal de la librairie du savant M. Beuchot, un résumé sommaire du mouvement intellectuel de ces quinze dernières années dans ses rapports avec la production matérielle des livres. Nous procéderons dans ce travail comme les bibliographes eux-mêmes. Nous donnerons d’abord, aussi exactement que possible, la moyenne approximative du nombre des ouvrages publiés dans la période qui nous occupe ; il sera plus aisé de constater ensuite les envahissemens de l’industrie dans la littérature, les branches que la spéculation a exploitées avec le plus d’ardeur, les évolutions de l’opinion publique, et sur les divers points le progrès ou la décadence, l’échec ou le succès. En partant de la théologie pour arriver aux journaux, nous parcourrons le catalogue complet de l’immense bibliothèque qui s’étale devant nous, et nous aurons soin surtout de laisser parler les faits, qu’on se montre en général trop disposé à remplacer par des phrases, quand il s’agit de mettre en scène le siècle où nous vivons.

Ce qui frappe d’abord, lorsqu’on jette un regard rétrospectif sur les années qui viennent de s’écouler, c’est la confusion extrême (les idées, la rapidité avec laquelle elles se succèdent, les contradictions qui éclatent à chaque pas, d’une part l’attachement obstiné à des traditions vieillies, de l’autre l’engouement irréfléchi pour toutes les nouveautés, l’absence de passions profondes au milieu d’une agitation fébrile, et la puissance du bon sens publie en présence des excentricités individuelles les plus étranges. Tous les désordres de l’esprit se montrent à la fois, et parmi ces désordres il n’en est aucun qui ne soit à son tour jugé, condamné, puni comme il le mérite. Tout est spontané, le succès comme le revers. Les idées se produisent par explosion. On peut marquer par une date précise leur avènement et leur disparition, comme on peut marquer dans la biographie des hommes le quantième de la naissance et de la mort. Les médiocrités vaniteuses et les talens sérieux affluent jusqu’à l’encombrement. On se permet tout en fait de tentatives hasardées, d’excès téméraires, de hardiesses heureuses, et, en politique comme en littérature, c’est tout à la fois le chaos et la création. A peine la révolution de juillet avait-elle donné gain de cause aux espérances des partis, que, le lendemain même de la victoire, les esprits ardens formaient des espérances nouvelles. La souveraineté des rois et la souveraineté des peuples, le mariage, les croyances, la famille, la propriété, tout fut mis en question. La théocratie du moyen-âge eut ses apologistes comme la démocratie de 93, et chaque fois que ceux qui vivaient au milieu de ce tourbillon se demandaient : — Que se passe-t-il autour de nous ? Sommes-nous en progrès ? sommes-nous en décadence ? Nos victoires compensent-elles nos défaites ? — ils entendaient s’élever les voix les plus contradictoires ; — « Rien n’a dégénéré, la France est toujours le flambeau des nations… Cette époque est grande… Elle est grande par la science, grande par l’éloquence, grande par l’industrie, grande par la poésie et par l’art… Il n’y a plus à cette heure, dans l’univers, qu’une seule littérature allumée et vivante, c’est la littérature française. » - Voilà ce que disait M. Victor Hugo à l’Académie française, dans son discours de réception, en juin 1840, et, trois ans auparavant, un penseur qui certes sait aussi juger son