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ni personne au monde devant qui il eût tant de honte de paraître que devant ce qu’il aime. Il en est de même de celui qui est aimé il n’est jamais si confus que lorsqu’il est surpris en quelque faute par son amant, de sorte que, si par quelque enchantement un état ou une armée pouvait n’être composée que d’amans et d’amies, il n’y aurait point de peuple qui portât plus haut l’horreur du vice et l’émulation de la vertu. Des hommes aussi unis, quoiqu’en petit nombre, pourraient presque vaincre le monde entier, car il n’y a personne par qui un amant n’aimât mieux être vu abandonnant son rang ou jetant ses armes que par ce qu’il aime, et qui n’aimât mieux mourir mille fois que de subir cette honte, à plus forte raison que d’abandonner ce qu’il aime et de le laisser dans le péril. Il n’y a point d’homme si timide que l’amour n’enflammât de courage et dont il ne fît alors un héros, et ce que dit Homère, que les dieux inspirent de l’audace à certains guerriers, on peut le dire plus justement de l’amour par rapport à ceux qui aiment. »

Est-ce un Athénien qui parle ainsi ou quelqu’un des chevaliers de la Table Ronde ? Je n’en sais rien en vérité, tant les langages se ressemblent ! Écoutez, en effet, cette conversation entre Gyron-le-Courtois, un des chevaliers de la Table Ronde, et la dame de Maloane, chevauchant ensemble à travers une épaisse forêt[1]. La dame de Maloane venait d’être délivrée par Gyron-le-Courtois des entreprises d’un chevalier félon, et elle était émue d’une tendre reconnaissance. Gyron, de son côté, aimait fort la dame de Maloane ; mais il la respectait autant qu’il l’aimait, parce qu’elle était la femme du chevalier Danayn, son vaillant ami. Avec de pareils sentimens, ils allaient par le bois se taisant et se regardant ; mais « la dame de Maloane, qu’amour tenoit en ses lacs si durement qu’elle ne pouvoit plus son penser céler, si commença à dire à Gyron ces paroles en grand doute : Sire (ainsi Dieu vous donne bonne aventure), quelle est la chose de ce monde qui plus tôt mène un chevalier à faire prouesse et valeur ?

« — Dame, dit Gyron, n’en doutez point, c’est amour. Amour est si haute chose et a si merveilleux pouvoir, qu’elle feroit, au besoin, d’un homme couart un preux et hardi chevalier.

« — En nom de Dieu, sire, selon ce que vous me dites, il m’est avis qu’amour est trop puissante chose.

« — Dame, reprit-il, ainsi m’aide Dieu, vous dites la vérité pure. Or, sachez que jamais en jour de ma vie je n’eusse été tel chevalier, comme messire Lac vient de l’éprouver, n’eût été la grant’ force qui est en amour Oui, dame, si n’eût été la très grant’ force d’amour,

  1. Voyez le roman de Gyron-le-Courtois dans la Bibliothèque des Romans, octobre 1776, tome Ier.