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pâles traductions du français n’étaient lues que parce qu’il n’y avait pas autre chose à lire. Quant à la littérature nationale, elle n’existait point encore, à moins qu’on ne veuille appeler ainsi quelques récits traditionnels, espèces de romans fantastiques, comme celui de Dobrine, l’enfant sans père, que les vieillards racontaient durant les longues soirées d’hiver à leur famille réunie autour du poêle de l’isba[1].

Cependant un nouveau siècle et un autre règne commencèrent. Les armées de la Russie, entraînées par les événemens européens, passèrent les Alpes, et, en même temps que le ciel d’Italie éblouit leurs regards, le spectacle de la civilisation moderne, frappant tout ce qu’elles renfermaient de jeunes imaginations, leur ouvrit une longue perspective d’idées et de sentimens nouveaux. Plus tard, ces mêmes armées se trouvèrent transportées au sein de la France, et le contact immédiat de notre vie publique ne fut pas perdu pour quelques esprits que ce grand mouvement initia au rôle, à la puissance de la pensée. Après cette campagne, éternel sujet d’orgueil pour les Russes, l’empereur Alexandre, saisi tout à coup d’idées plus généreuses que politiques, rêva l’affranchissement de son pays. La jeunesse exaltée se livra en même temps à l’examen des plus hardies questions de réforme sociale. Une société secrète prit naissance et trama dans l’ombre un grand projet de révolution ; mais le temps, qui seul peut mûrir certaines œuvres, manqua à celle-ci : la nation demeura impassible devant la tentative du 14 décembre 1825. Seulement la Sibérie et l’échafaud y gagnèrent quelques victimes. Plusieurs familles eurent à gémir, et tout fut oublié, ou plutôt on n’oublia point, on attendit. Les esprits plus calmes comprirent qu’on avait fait une grande faute, et se renfermèrent dans la discussion des principes. Qu’on ne croie pas cependant, comme il serait naturel de se l’imaginer d’après l’esprit connu de l’autocratie, que le gouvernement russe fermât dès cet instant la voie aux idées progressives ; ce serait une erreur. Jamais la censure n’avait été plus indulgente, et il est douteux qu’on eût permis en Autriche ou à Naples la libre circulation des écrits qui s’imprimaient à Saint-Pétersbourg ou qui y arrivaient. Peu d’ouvrages se sont publiés en France à cette époque qui n’aient eu leur libre entrée en Russie. Cette indulgence du gouvernement s’explique par la transformation même qui s’était accomplie dans les esprits. De violent et de fiévreux, le mouvement était devenu paisible et régulier ; il avait quitté le terrain de l’action brutale pour entrer dans la voie des études sérieuses. Les idées politiques avaient d’abord cédé la place aux idées générales de droit public ; puis ce fut le tour des idées littéraires. On comprit que le nonce te ipsum du philosophe doit s’appliquer également aux nations, et qu’un peuple ne saurait arriver

  1. Cabane du paysan russe.