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ses murs comme une inquiète patrouille ; aime mon jardinet et la rive des eaux dormantes qui le baignent, et ce potager commode avec sa petite porte délabrée et son enclos mal joint. Aime le vert penchant des collines, et les prairies que foule mon errante paresse, et la fraîcheur des tilleuls, et la voûte bruyante des érables : ils ne sont point étrangers à l’inspiration. »

Nous citerons encore la bizarre et gracieuse ballade de la Naïade. Pouchkine a laissé deux poèmes qui portent ce titre. Le premier est une sorte de drame auquel la mort l’empêcha de mettre la dernière main.

Il y est question de l’amour d’un prince pour la fille d’un meunier, de l’abandon de celle-ci, qui, de désespoir, se précipite dans les flots du Dniéper où elle est changée en naïade, de la folie de son père et des remords du prince. Le second est la ballade qu’on va lire.


LA NAÏADE

« Sur les bords d’un lac, caché dans une sombre forêt, s’était réfugié un moine, dont la vie se passait dans des pratiques austères, le travail, la prière, le jeûne. Déjà le saint vieillard creusait sa fosse avec une humble pelle, et ne s’adressait à ses divins patrons que pour leur demander la mort.

« Un jour, au seuil de la porte de sa chaumière affaissée, l’anachorète priait Dieu. La forêt commençait à s’assombrir, le brouillard s’élevait sur les eaux, et l’on voyait à travers les nuages la lune rouler avec lenteur dans le ciel. Le moine porta ses regards sur le lac.

« Il demeura éperdu… et douta un instant de lui-même. Les ondes bouillonnent, se calment, bouillonnent encore, et soudain, légère comme une ombre du soir, blanche comme la neige matinale des collines, une femme aux pieds nus en sort, et, silencieuse, vient s’asseoir sur le rivage.

« Elle regarde le vieux moine en secouant ses tresses humides. Le saint ermite, tremblant d’émotion, contemple ses beautés. Elle, cependant, l’appelle de la main, lui fait de rapides signes de tête ; puis, semblable à une étoile qui file, elle disparaît dans les eaux dormantes.

« Cette nuit le morne vieillard ne dormit point, et le jour suivant il oublia de prier. Toujours, devant lui, involontairement il voyait l’ombre de l’étrange jeune fille. Les bois se revêtirent encore de ténèbres, la lune s’éleva sur les nuages, et, de nouveau, belle et pâle, la nymphe apparut sur la surface de l’eau.

« Elle regarde le vieillard en lui faisant signe de la tête ; elle feint en souriant de l’embrasser de loin, puis se joue sur les ondes qui rejaillissent autour d’elle, rit, pleure comme un enfant mutin, appelle le moine en soupirant avec tendresse : « Moine, moine, viens à moi, viens à moi… » Et soudain elle se plonge dans les ondes limpides, et tout rentre dans le silence.

« Le troisième jour, l’ermite passionné vint s’asseoir sur les rives enchantées et attendit la jeune fille ; mais l’ombre enveloppa les bois, l’aurore chassa les ténèbres de la nuit, et l’on ne retrouva plus le moine. Seulement de petits garçons aperçurent sa barbe grise qui flottait entre deux eaux. »