Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/831

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laquelle elle ne voulut pas se trouver : elle savait que Mme Du Barri devait y figurer. Toutes ces bouderies de cour n’effrayaient plus guère la favorite ; elle avait appris par une longue expérience qu’on revenait toujours à elle par l’inflexible loi de la nécessité. Les princes du sang la déchiraient dans leurs palais, mais ils lui baisaient les pieds à Luciennes. Elle savait cela, et elle en riait de tout son cœur, la bonne fille. Elle ne put pas cependant empêcher un certain petit abbé de Beauvais de dire à Louis XV de bien dures vérités dans un sermon prononcé le jeudi saint, en présence de toute la cour, dans la chapelle de Versailles. Le petit abbé dit au grand roi qu’il ressemblait à Salomon, non sous le rapport de la sagesse, mais sous celui du libertinage ; il lui dit que, de voluptés en voluptés coupables, il avait fini par disputer aux passans les restes de la corruption publique. La phrase était superbe d’outrage. Le roi n’osa pas la punir, plus tard il eut l’héroïsme de la récompenser. Le petit abbé fut nommé évêque de Senez.

Le tilleul séculaire de Luciennes est au sommet du parc, qui mérite aussi d’être mentionné ; il est ingénieusement dessiné, mais d’une exiguïté choquante pour une propriété si célèbre ; il a en outre à l’excès les défauts des riches qualités qu’on ne lui conteste pas. Taillé et façonné uniquement pour le charme de la vue, ses allées plongeantes sont dures à gravir. Il faut s’y promener avec les yeux et le moins possible avec ses jambes quand on n’a plus vingt ans. Nous doutons que Louis XV aimât beaucoup à s’égarer au fond de ces entonnoirs. Il devait s’arrêter aux premières allées circulaires, fort belles du reste, et d’où l’on découvre, comme d’une balustrade aérienne, suspendue au-dessus de l’eau, vingt lieues de jardins, de bois, de fleuve, d’horizon.

Quand sonnait l’heure de la séparation, le roi rentrait dans le château, où nous l’avons vu s’arrêter pour changer de chaussure et de costume ; il reprenait son extérieur officiel, et, précédé de Zamore, gouverneur de Luciennes, il gagnait la grille en s’appuyant sur le bras de la comtesse. Le carrosse attendait ; il y montait après avoir dit un dernier adieu à celle qui l’avait aidé à porter le long et pesant fardeau de la journée, car Louis XV, comme son illustre prédécesseur, était fort peu amusable dans sa vieillesse. Dès qu’il était parti, la comtesse, reprenant sa liberté, ouvrait toutes grandes les grilles d’or du château aux jeunes seigneurs qui formaient, le duc de Brissac en tête, la brillante cour de Luciennes, et la fête commençait. Du haut de la route de la Princesse, les équipages descendaient chargés de bouquets et de femmes en toilettes de bal. Le parc s’illuminait dans toutes ses sinuosités et toutes ses profondeurs ; chaque feuille devenait une étoile flottante. Dans son onde mouvante, la Seine endormie reflétait le pavillon de la joyeuse souveraine, de cette fée des nuits blanches, comme l’eût appelée Shakespeare. On soupait au château,