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prétendre au rôle d’arbitres dans les démêlés si fréquens entre les rois et leurs grands vassaux. Le clergé inférieur, vivant et se recrutant parmi le peuple, partageait son ignorance et sa grossièreté. Tel était le dérèglement des mœurs qu’un très grand nombre de prêtres entretenaient des concubines, qui tiraient vanité du caractère de leurs amans et prétendaient à des distinctions particulières. La conduite de ces ecclésiastiques ne causait point de scandale, mais parfois le luxe affiché par leurs maîtresses excitait l’envie des riches bourgeois et même des dames nobles. A plusieurs reprises, et toujours inutilement, les cortès lancèrent des décrets pour réprimer l’insolence des damoiselles de prêtres (barraganas de clerigos). Elles formaient comme une caste à part ayant ses privilèges et assez nombreuse pour qu’il fallût inventer pour elles des lois spéciales[1].

Malgré la retraite où l’on condamnait les femmes, le relâchement des mœurs était extrême dans toutes les classes de la société. Les séductions étaient faciles pour les rois, les riches-hommes et les prélats, toujours entourés de vassaux intéressés à les corrompre. Souvent la maîtresse d’un grand vivait sous le même toit que sa femme légitime, et les enfans de l’une et de l’autre, élevés ensemble, n’étaient pas distingués par l’opinion publique. Le titre de bâtard, loin d’être un opprobre, était porté fièrement. Il ne fermait aucune carrière, et on le voit figurer dans un grand nombre d’actes publics[2].

S’il fallait caractériser le xive siècle en Espagne par le vice le plus général, je crois qu’on ne devrait citer ni la brutalité des mœurs, ni la rapacité, ni les habitudes de violence invétérées chez quiconque se sentait de la force. À mon avis, le trait le plus saillant de cette triste période, c’est la fausseté, la fourberie. Jamais, en effet, l’histoire n’enregistra tant de trahisons, tant de perfidies. Ce siècle, si grossier en tout, ne se montre ingénieux que dans l’art de tromper. Il se joue dans les

  1. Cortes de Val., art. 21. Les mêmes mœurs existaient en France :

    Une belle amie et le prestre
    Que il vestoit et bien et bel ;
    Bonne cote ot et bon mantel, etc.

    Voyez le fabliau du Prestre qui ot mère a force. Barbazan, III, p. 190. — Le mot de barraganas (compagnes) n’avait rien de déshonorant au moyen-âge. Barragan au masculin désignait un jeune cavalier, un homme d’honneur. C’est le sens qu’a ce mot dans le Romancero du Cid. La position des barraganas rappelle celle des courtisanes grecques, ou plutôt celle des captives dans l’Iliade et les tragiques. Tecmessa, dans Sophocle, dit : Ἴδετε τῆν ὁμευνέτην Ἀίαντος; ὁμευνέτης (Idete tên homeunetên Aiantos ; homeunetês) se traduirait bien dans le vieux castillan par barragana.

  2. Yanguas, Antigüedades de Navarra, verbo Bastardo. La loi des siete partidas admet l’union [temporaire avec des concubines, barraganas, pour repeupler les terres abandonnées. Part. IV, lit. XIV, l. 1 et 2.