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juste notion des choses qui nous entourent, ce n’est pas le moyen d’y prendre autorité. Si nous voulons garder notre place et notre influence dans cette universelle transformation qui s’accomplit au profit de nos principes, nous devons l’interroger à tout moment pour nous tromper le moins possible sur le rôle qu’il nous convient d’y jouer à telle heure ou à telle autre. La vraie politique de la France vis-à-vis des nations étrangères, ce n’est pas d’arrêter cette vie nouvelle qui circule dans leurs veines : même en le voulant, nous ne le pourrions point ; ce n’est pas non plus de leur donner la fièvre, elles nous en feraient elles-mêmes un crime et s’en vengeraient sur nous : la vraie politique de la France au dehors, pour long-temps encore, si j’ose ainsi parler, c’est de tâter le pouls à la révolution et d’en publier franchement les bulletins.

De ce point de vue-là nous avons fort à faire pour ne pas nous abuser sur l’état de la Prusse. Nous en sommes peut-être assez mal instruits, parce que nous nous le figurons trop vite. Nous jugeons volontiers d’ensemble et par masse ; ce qui manque précisément sur cette terre allemande, c’est l’unité matérielle et morale qui s’accommode de pareils jugemens : rien ne s’y fait en bloc et d’un seul coup. Le tambour bat, nous courons pour voir, nous arrivons, nous crions : Ville gagnée ! Ce n’était qu’une escarmouche, il faudra recommencer demain. Ou bien nous fions-nous par hasard à la résignation peinte sur ces placides visages, descendons seulement plus avant dans ces ames profondes, voilà que nous y trouvons cachés de formidables entêtemens, d’indomptables espoirs. Ayons donc quelque patience, et lisons feuille à feuille, comme on nous le donne, ce livre un peu sibyllin où s’inscrivent lentement les destinées de la Prusse. Ne tenons rien pour connu de ce qui n’est pas encore. Supposons plutôt que nous abordons des contrées entièrement neuves, et explorons-les comme si nous les découvrions. Pour moi, je ne saurais entamer cette difficile épopée de la dernière diète prussienne, sans me demander d’abord où j’entre, où je suis. Avant le récit de la pièce, la description de la scène et la liste des rôles.

C’est ici chose convenue que la monarchie prussienne est tirée d’un bout à l’autre au cordeau ; cette opinion date chez nous du temps où l’on voyait de très loin le grand Frédéric la discipliner à la façon dont manoeuvraient ses soldats. Quelle confusion pourtant au premier regard que l’on y jette d’un peu près ! quel mélange d’élémens disparates ! Tout est en train, rien n’est complet ; tout s’est fait par morceaux, rien ne se raccorde. Frédéric lui-même a grossi le désordre en essayant de le corriger. Mirabeau s’extasiait déjà sur «  l’inextricable amas de difficultés et d’incertitudes » qu’avait enfanté la publication du Landrecht, et, depuis ce premier essai d’uniformité légale, combien encore sont nées de contradictions criantes à la suite des vicissitudes politiques ! combien partout d’institutions et d’idées qui se heurtent, parce que le