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franchir d’un bond ce dangereux espace qui sépare le possible du fantastique, il fallait que cette apparition fût le point de départ de son œuvre, le premier anneau de cette chaîne bizarre, le premier objet qui s’emparât de l’attention au lever même du rideau. Qu’ont fait les traducteurs ? Ils ont supprimé toute cette première scène ; ils ont commencé par une exposition jetée dans le moule banal, où des acteurs de chair et d’os discutent des intérêts terrestres, et ce n’est qu’après une scène où, à la façon des tragédies classiques, l’action est remplacée par le récit, que nous assistons à l’apparition du fantôme. L’effet ainsi préparé et amoindri est à la fois moins terrible et plus choquant, plus faible et plus invraisemblable ; on l’eût accepté comme clé du drame, on le repousse comme incident. Mais ceci n’est, à vrai dire, qu’une faute dans la contexture matérielle, un tort du métier envers l’art. Voici une méprise plus grave, car elle atteint l’idée même, la partie philosophique d’Hamlet : les traducteurs ont changé le dénoûment. Shakspeare, dont la raison sublime s’est toujours fait sa part dans ses inventions les plus audacieuses, a caché un sens profond dans ce dénoûment où la mort semble frapper au hasard et comme dans une sombre mêlée. Ophélia est morte ; Claudius meurt ; la reine et Laërtes tombent. Il faut qu’Hamlet meure aussi ; sa vie est épuisée avec son œuvre. Précipité hors des voies ordinaires par des événemens terribles et une mission vengeresse, la tâche qu’il avait à accomplir s’est confondue avec tout son être : elle a borné son horizon, et, le rejetant violemment sur lui-même, elle a fait de lui, non pas un homme, mais un instrument au service d’une idée. Cette idée accomplie ou manquée, l’instrument s’arrête ; il cesse d’exister parce qu’il ne peut plus agir, et c’est Fortimbras, l’homme de la vie réelle et des intérêts positifs, l’homme d’action en un mot, qui recueille l’héritage du sublime maniaque. Il remplace, sur le trône, le fou volontaire que l’idée fixe a marqué au front, que la rêverie a rendu impossible en dehors du but qu’il s’est posé, et qui doit expirer, faute d’air, en murmurant : le reste est silence, au moment même où il va franchir les limites du sombre drame qui l’a absorbé et qui le tue.

Quel couronnement magnifique et profondément humain que ce triomphe de la vie active et réelle sur la vie contemplative et imaginaire ! Il parait que ce dénoûment n’a pas satisfait MM. Dumas et Paul Meurice. Ils lui ont substitué une dernière apparition du fantôme, apparition aussi ridicule qu’elle était saisissante sur la plate-forme, entre le dernier tintement de minuit et le premier chant du coq. Cette fois le fantôme arrive, comme le Deus ex machinâ, pour punir chacun selon ses mérites, et formuler, en alexandrins symétriques, son impartiale distribution. Si le moment était moins lugubre, et si les violons s’en mêlaient, on dirait un long couplet final. Tu vivras ! crie-t-il à Hamlet, copiant ainsi, de par MM. Dumas et Meurice, le dénoûment de Richard III. Il faut vraiment avoir une bien petite idée du génie de Shakspeare pour croire qu’on peut indifféremment faire servir à Hamlet ce qui convient à Richard, placer le doux et poétique rêveur, succombant sous l’excès même de sa fidélité au devoir, en face du même châtiment que Shakspeare réserve à l’usurpateur criminel, remuant et sanguinaire. Ce trait seul peut faire juger de quelle façon MM. Dumas et Meurice ont agi avec le divin poète ; c’est plus qu’une inexactitude, c’est un contre-sens ; c’est le renversement, la négation de l’idée-mère qui domine la tragédie d’Hamlet. De pareilles fautes, on est amené à les commettre