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moins toutes les diplomaties du talent : aucune prévoyance ne lui manqua, ni celle qui perfectionne l’œuvre, ni celle qui prépare le succès, et il reste comme un modèle de ce que peut faire un homme d’ordre avec une fortune médiocre sagement administrée.

C’est encore un auteur bien habile que M. Scribe, mais avec plus d’animation, de fécondité et d’entrain. Son aimable alliance avec M. Auber nous a donné, cette semaine, un de ces opéras dont les paroles et la musique offrent l’heureuse combinaison de ces deux charmans et inépuisables esprits. L’opéra nouveau s’appelle Haydée ou le Secret. L’idée première a été fournie à M. Scribe par un des plus beaux récits de M. Mérimée, intitulé : la Partie de trictrac. C’est l’histoire d’un homme qui, dans une nuit de vertige, au moment de se voir ruiné par un dernier coup de dés, amène, en trichant, le seul point qui puisse le faire gagner, et ruine à son tour son adversaire, qui se tue de désespoir. Seulement M. Mérimée, habitué à se contenir dans les limites du vrai et du réel, n’a demandé à son idée que ce qu’elle pouvait lui donner. Son héros, accablé de remords, refuse les consolations de l’amitié et de l’amour, et, malgré le vague du dénoûment, on devine qu’il a cherché dans la mort un refuge contre l’irréparable. Pour M. Scribe, il n’y a pas d’irréparable, parce qu’il n’y a pas d’impossible. Son héros a triché ; mais il est si beau, si courageux, il se bat si bien, que ce remords et cette tache pourront s’effacer peut-être, s’il parvient à cacher son fatal secret. Il y réussit, grace au dévouement de la jeune Haydée, et on prévoit, quand le rideau tombe, que ce dévouement sera payé par un bon et heureux mariage qui achèvera d’éclaircir le front mélancolique du coupable. Sans doute, le spectateur est satisfait de voir les choses s’arranger aussi aisément ; mais est-il bien convenable, bien admissible qu’une pareille faute soit non avenue, uniquement parce qu’elle reste ignorée ? D’ailleurs, ce secret est connu de la jeune fille et du public : c’est déjà trop pour l’impression définitive. M. Scribe n’a donc qu’à demi évité l’écueil ; mais il s’y est pris avec tant d’adresse, qu’on ne s’aperçoit de l’invraisemblance qu’au moment où il est trop tard pour s’en fâcher. La musique de M. Auber est écrite avec un soin et une élégance parfaite. Peut-être en traitant ce sujet grandiose et parfois lugubre, en voyant s’ouvrir devant elle les lagunes de Venise, le palais des Dix et même la pleine mer, a-t-elle un peu trop dit comme le Pollion de Virgile : Paulò majora canamus, et cherché les grands effets là où on eût aimé à rencontrer un de ces jolis airs dont elle fait des perles et des diamans. Cette musique si gracieuse et si fine aurait été digne d’échapper à cette contagion du bruit, des gros cuivres et des unissons pathétiques. Même sur une scène plus élevée, dans la Muette par exemple, elle avait su garder sa nuance, tendre la main à Rossini, mais par-dessus la frontière, et sans sortir de France ; elle avait protégé contre les tempêtes de l’orchestre cette fleur d’élégance, ce mélodieux esprit qui la caractérise et la distingue. Elle pouvait dire avec le plus charmant de nos poètes :

Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre !


Sage devise qu’on devrait répéter sans cesse à ceux qui, mécontens de leurs petits états, en littérature ou dans les arts, veulent conquérir chez le voisin, et finissent par ne plus compter sur la carte. Dans Haydée, M. Auber ne s’est